Je repère des emplacements à mimis mouillés sur sa nuque. Je balise par la pensée le tracé de frivolités croissantes à épanouissement progressif. Je fais le bâti de ma séance épique. Je délimite le parcours le mieux adapté pour me rendre à son mignon réchaud. Envisager l’amour, quand on est un artiste du scoubidou farceur, c’est presque aussi bath que de le faire. On peut plus aisément corriger des trajectoires, aménager des espaces roses, adapter l’environnement. On devient un prince du design, comme ils causent tous pour le moment. Un promoteur de puissante envolée. Surtout que cette frangine, malgré ses airs rigoristes et sa mine préoccupée, doit posséder des ressources cachées, je pressens. Faut lui défricher les terres arables, à Sylvana, lui décrypter le code secret. Un fort en j’t’aime comme mézigue, vous parlez s’il reconnaît les bonnes affaires. Le sens des sens, il possède, d’instinct. Je me surprends à lui rouler des lotos charmeurs, mais ce petit coup de fumée me vaut un air très outré, biscotte mes vêtements qui servent d’auto[49].
Elle n’a pas les coupables désirs de la Mussipontaine à la marquise, Sylvana, le clergé lui porte pas au frifri… Dommage, si je m’étais travesti en enseigne de vaisseau, voire en enseigne de Publicis, j’aurais p’t’être eu ma chance. Enfin je ne suis pas ici pour ÇA ! Faut songer au Vioque qui se morfond sur les rives de son slip flasque en attendant que je lui ramène la potion magique. N’oublions pas que le signor Rafaello représente positivement ma dernière chance. Je le renouche à la subtilisée[50] histoire de me faire à sa personnalité. Plus je le considère, plus je le trouve charmant, ce gus. La séduction ritale, il l’a. Celle-ci ne se manifeste pas seulement sur les dadames, mais atteint les hommes aussi. Une sorte de philtre discret mais puissant. Une manière de plaire, de séduire… Je me lance dans un baragouin italo-français qui doit ressembler à de la mortadelle. On leur raconte Paris, ils nous proposent Roma. L’atmosphère est à l’amitié, à la grande fraternisation entre sœurs latines. On fait marché commun, tous les cinq, et on se quitte amis comme toujours en se disant des buona notte et des bonnesouar gros comme les cuisses à Mme Qualebellacoda.
— Eh bien ? murmure ma chère fausse daronne au moment de nous séparer, ai-je été digne de votre confiance, mon bel abbé ?
Je lui baise la main.
— Jamais je n’eus d’auxiliaire plus précieux, madame.
On se quitte pour la nuit.
À l’hôtel du Piccione Viaggiatore, chaque logement est en fait un appartement car, outre la chambre et la salle de bains, il comprend un dressing-room, plus une salle pour les traitements matinaux. Cette dernière fait un peu clinique, avec son lit de repos chromé, ses murs peints à l’huile, ses robinets, ses manomètres, et toute la théorie d’instruments bizarres servant à l’application de la fameuse boue du pays dont on emmerdouille les curistes. Curieuse contrée qui sent un peu la fange (en italien d’ailleurs, boue se dit fango) et qui fume de toute part, comme une ville achevant de mourir d’un incendie généralisé. L’eau sort du sol à quelque 80 °, si bien qu’on se passe de chauffage central. Depuis sa fenêtre, à perte de vue, on découvre derrière les nombreux hôtels des espèces de piscicultures où s’élabore la boue guérisseuse. Les rudes draps utilisés pour l’enveloppement des patients sèchent sur des fils d’étendage, donnant à la région l’aspect insolite d’une gigantesque laverie surannée, que l’électroménager n’aurait pas encore colonisée.
Une fois dans ma turne, je me sers un grand scotch, car la chambre est pourvue d’un réfrigérateur abondamment garni. Je pose ma soutane, règle l’appareil à air conditionné sur le froid maximal, et m’installe dans un fauteuil pour réfléchir.
Le contact avec Qualebellacoda est établi, parfait. Seulement je risque de faire durer le plaisir longtemps si je ne brusque pas un peu les choses. Observer le comportement d’un bonhomme, surveiller ses relations est un sport déprimant dont un homme d’action se lasse vite. La « planque », j’ai jamais aimé et la filature m’a toujours paru quelque peu dégradante.
Après deux gorgées de J and B je prends une décision énergique et je décroche le grelot pour demander Parigi. En attendant ma communication, une certaine anxiété me taraude : le Vieux est-il toujours à la hauteur des circonstances ? Après ma visite, a-t-il repris du poil de la bébête ? J’espère qu’il s’est décidé à mordre dans le lard à la suite de son grand coup de flou ? Chez un être de sa trempe, le désarroi ne dure jamais longtemps. Je vais en avoir le cœur net dans un instant. Si je l’ai au fil, c’est qu’il a renoué avec le boulot. Sinon ça signifiera qu’il est mûr pour la retraite anticipée, Pépère.
Le grelottement du tube. J’empare prompto le combiné.
— Vous avez Parigi !
— J’écoute ! riposte la voix sèche du Boss.
Ô bonheur ! Lui à pied d’œuvre. De nuit ! Comme avant, comme toujours… Et son ton est sec, bourré de toutes les énergies.
— Bravo, Patron ! lui lâché-je.
Il comprend les raison profondes de mon exclamation. Cette dernière lui va au cœur. Sa voix s’enroue un peu, il dit :
— Ah ! c’est vous, mon petit. Alors ?
— Tout va bien, je suis dans le bain. Seulement je pense qu’il nous faut agiter un peu les événements avant de nous en servir, sinon ça risque de traîner.
— Je vous écoute.
Il s’est retrouvé, côté moral. Complètement retrouvé, le cher homme.
— Avez-vous tout de suite sous la main quelqu’un qui parle parfaitement l’italien ?
— Je parle parfaitement l’italien, sans accent !
Peut-être se vante-t-il… Peu importe.
— Notez le numéro de l’hôtel et appelez notre client ! enjoins-je.
Allons bon, v’là que c’est moi qui donne les ordres à mon supérieur, maintenant !
— Que lui dirai-je ?
— Ceci : vous êtes devenu impuissant à la suite d’un traitement que nous vous avons infligé. Il n’appartient qu’à vous de faire cesser cet état de chose en nous payant une redevance de cent millions de lires. Si vous êtes d’accord accrochez la pancarte do not disturb au loquet extérieur de votre porte après avoir tracé un rond dans la partie blanche. Vous recevrez alors d’autres instructions.
Il doit noter mon message, m’sieur le Dirlo, car je perçois le léger grincement de sa plume (il écrit au stylo à encre) sur le papier glacé dont son burlingue est abondamment pourvu.
— Qu’espérez-vous ? me demande-t-il lorsqu’il a fini d’écrire.
— Je n’en sais rien, réponds-je loyalement. J’espère seulement.
— Bon, je l’appelle.
— Je vous retéléphonerai un peu plus tard pour connaître ses réactions.
— Entendu.
Au moment même où je raccroche, on frappe à ma porte. Je vais ouvrir et j’ai la très grande, l’extrême surprise de me trouver en face de la grosse signora Qualebellacoda. Ça m’en bouche un coing, comme disait une poire blette. Cette visite tardive, vous parlez si je m’y attendais !
Elle a troqué sa robe de dîner à grand spectacle contre une robe de chambre qu’on a dû importer de Las Vegas car je ne vois pas un autre point du globe capable de fabriquer un machin pareil. Ça consiste en une pelure de moire, dans les tons aubergine. Y a des brandebourgs dorés sur le devant, des épaulettes rouges sur le dessus (œuf corse), le bas est bordé de vison blanc, ainsi que les manches kimono dont l’intérieur est doublé de soie rose, et ça comporte un capuchon d’hermine. Avec ce machin-là sur les endosses, si on ne fait pas un malheur au Casino de Paris ou au Lido, c’est que le chauve-bizness n’a plus sa place dans la société actuelle.
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San-Antonio est un auteur qu’il faut savoir lire en marche.