Et après eux, leurs veuves continuent le boulot. Des gonzesses qui les ont fait chier noir toute leur vie et qui, dès que le maître est canné reprennent le flambeau, font tarter les mecs du Beaux-Arts de l’Hôtel de Ville, les comités, les ministres et leurs belles-sœurs pour organiser des rétrospectives Dugenou, des journées du souvenir Glandu, des Galas Montpaf. Ah ! la mascarade infâme ! Le culte dérisoire de la dorure ! L’inauguration de la rue San-Antonio ? Chiche ! Mais alors faudra que ça soye une rue à bordels et à pissotières, mes lapins. Ou bien une rue qu’aurait pas de maisons, rien de que deux longues palissades de part et d’autre, couvertes d’affiches invectivantes.
Mon bigophone trémulse. Machinalement je mate l’heure. L’horloge de mon beffroi-bracelet pend sept heures et demie. Tiens, qui peut-ce ? se demanderait le Gros. En v’là un qui déjà me manque. Le Gros, je peux jamais m’en passer très longtemps. Lui, quand il crache un poil, on sait qu’il ne s’agit pas d’un poil de brosse à dents. C’est un être formel. On n’en possède pas suffisamment.
— Allô, j’écoute !
— Je vous réveille, mon beau commissaire… Pardonnez-moi, mais je crois que c’est important.
La marquise. Sa voix distinguée, déjà bien timbrée, moulée comme les belles lettres de nos grandes vioques, avec des pleins et des déliés.
— De quoi s’agit-il ?
— Passez votre robe de chambre et venez chez moi sans perdre un instant. Je suis au 69, ce qui symbolise le signe du cancer, comme vous le savez.
Elle a un petit rire léger et raccroche.
J’obéis. Le temps de me vaporiser un coup d’eau de Cologne sur la devanture pour me refaire une physionomie, de chausser mes mules et d’enfiler ma veste d’intérieur signée Hermès et me voici à déambuler dans le grand couloir aux meubles folichons comme des sarcophages.
La porte de ma vieille amie est entrouverte.
Debout dans l’antichambre, la marquise m’enjoint de ne pas faire de bruit. Je relourde en souplesse avant de la rejoindre sur la pointe des nougats.
— En voilà des mystères, ma chère, chuchoté-je.
Elle m’entraîne jusqu’à son balcon, lequel surplombe une étendue fangeuse d’où montent des odeurs de soufre et des fumées marécageuses.
— Voyez, me dit-elle, mon appartement se trouve à l’angle de la construction, laquelle est en forme de « L ». La chambre située dans l’autre angle est celle de la secrétaire du signor Qualebellacoda. Je m’éveille tôt lorsque je suis en voyage. Tout à l’heure, je suis sortie sur le balcon pour respirer le matin, lequel ici, soit dit entre nous, sent plus la crotte que le foin, et j’ai aperçu la signorina qui prenait un bain de soleil sur une chaise longue, en slip et soutien-gorge.
In petto je regrette d’avoir raté ça. Mme de la Lune poursuit.
— Quelqu’un a frappé à sa porte, car elle a crié quelque chose du genre « Arrivo ». Puis elle est allée ouvrir. Comme vous pouvez vous en rendre compte, cher Antoine[52], la porte vitrée donnant sur le balcon ouvre à l’extérieur. La sienne formait miroir. Elle m’a donc permis de reconnaître son visiteur… Qui n’était autre que son patron. Ils se sont embrassés à bouche que veux-tu, puis la petite est venue baisser le store à lamelles afin de plonger sa chambre dans l’obscurité.
Je fixe ma vieille camarade d’épopée avec un intérêt accru.
– Étrange conduite pour un monsieur impuissant, n’est-ce pas ? fait-elle.
— Intéressant, conviens-je. Attendez-moi ici, je reviens…
Je bombe jusqu’à ma chambre pour y récupérer mon petit sésame. Puis je franchis toute la longueur du couloir et oblique à gauche. La chambre de Sylvana porte le numéro 71 ce qui n’est pas fait pour m’incommoder. Je vous l’ai dit, chaque appartement de l’hôtel comprend une salle de soins pour la cure. Cette salle communique bien sûr avec la chambre de l’intérieur, mais elle est pourvue également d’une porte donnant sur le couloir. Un regard circulaire m’informe que la voie est libre. Plaise à Dieu qu’il n’y ait pas de verrou tiré de l’autre côté !
J’introduis mon zinzin fureteur dans la serrure. Clic-clic-clac : servez chaud, le pêne obéit et la porte cède à mes instances. Je me coule dans la pièce. J’ai filé mes mules dans les larges poches de ma veste. Nu-pieds on fait moins de bruit et on adhère mieux au sol. Un court instant je demeure immobile, retenant mon souffle et exerçant mes yeux à la pénombre du local. Des chromes scintillent brièvement. Je retapisse la porte de communication et m’en approche en faisant moins de bruit qu’une ombre sur une tenture de velours. L’oreille collée au panneau de bois, j’écoute. Pas besoin d’avoir pris des cours du soir chez les dames radasses pour piger que le signor Qualebellacoda et sa secrétaire sont en train de s’envoyer en l’air, et tellement magnifiquement qu’il serait prudent de tendre un filet en dessous pour éviter un accident éventuel. Dedieu, cette séance ! M’est avis qu’il a bu de l’élixir de tricotine, Rafaello ! Sans doute l’avait-on déjà contacté et se trouve-t-il guéri, d’où sa réaction vis-à-vis du Dabe, cette nuit ! Toujours est-il qu’il met les bouchées doubles, le bandit ! Là là là, comment qu’il fignole ! Ce travail, madame Michu ! Cette technique ! Rien qu’à l’oreille je reconnais le boulot d’un maître. Il est orfèvre, Qualebellacoda. Campionissimo absolu ! C’est le Fausto Coppi de la bouillave ! Le Michel Angelo du pinceau frivole ! Un maestro incontestable !
La « collaboratrice » coopère prodigieusement. Une partenaire de haute volée, espérez un peu. La tronchette, c’est comme la danse professionnelle : faut une mise au point totale, un accord absolu. Chacun doit savoir ce que va faire l’autre une seconde avant qu’il ne le fasse. Imaginez des trapézistes qui au moment de se croiser dans le vide se demanderaient : « Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » Vous jugez de la catastrophe ! Moi, d’écouter cette musique ardente, ça me fait harder. Le besoin irrésistible me chope de visualiser le rodéo. L’ouïe, n’en déplaise à Mozart, c’est ce qui nous reste quand la télévision tombe en panne. Profitant d’un paroxysme dans leurs ébats, je m’aventure à ouvrir la porte donnant sur la chambre. Entrouvrir seulement. Mais faut du toupet, vous croyez pas ? Du doigté aussi. Ma technique, je vous la donne pour ce qu’elle vaut. Vous saisissez délicatement le loquet et vous pressez la porte contre son chambranle. Ne pas tirez tout de suite surtout, c’est dans ces cas-là que ça grince. Le mouvement contraire à la manœuvre souhaitée : appuyer. Ensuite, vous actionnez le loquet tout en continuant votre pression. Lorsque vous sentez que le pêne est dégagé de la gâche, vous tirez d’un petit coup sec. Faites gaffe aux courants d’air perfides qui peuvent donner de l’ampleur à votre geste. De la force. Une porte, ça se domine comme un bourrin. Faut pas lui lâcher la bride et garder les talons contre ses flancs. J’écarte donc celle-ci d’un centimètre et demi, ce qui suffit à un regard expérimenté pour exécuter un travelling panoramique.