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Nous suivons à petits teuf-teuf le canal Lacrymal. Ça bouillonne épais derrière nous. De lourdes vagues vert sombre se convulsent contre les nobles façades Marco-Poliennes. Pas étonnant qu’elle crève, Venezia avec ce tohu-bohu de moteurs. Carbonisée par le pétrole, comme tout le reste. Ah bon Dieu, vivement qu’ils soient taris les gisements d’or noir ! Vidés à fond, bien desséchés une bonne fois, qu’on n’en parle plus.

On passe sous des ponts enchanteurs. Mes collègues transalpins lèvent instinctivement la tête pour mater sous les jupes des dames touristes pas trop locdues. Elles font des signes, ces idiotes, en montrant leurs miches rouges d’anglo-saxophones. « Bonjour, bonjour ». C’est surtout aux tarderies qu’on voit le dargif, la culotte, la cressonnière avec déballement de cellulite et plaies variqueuses en supplément. Rarement vous apercevez les intimités d’une belle jouvencelle. Par contre la vue est libre sur les énormes poubelles mal fagotées, les vieilles chleuhes grasses à fondre, les grandes juments scandinaves baraquées comme la tour Maine-Montparnasse et belles comme des brûlures, les Anglaises découpées à la cisaille dans de la tôle de 4, les matrones de bistrot franchouillardes, toute une faune désespérante qui te fout des regrets d’être homme, qu’à les regarder tu te voudrais infusoire ou mollusque, voire simplement végétal à feuilles caduques.

Venise…

Le nom est plus mot en français. Plus près de la vérité. Venise n’est pas Venezia, c’est Venise. Les façades ocre sales défilent sous mes yeux. J’admire les fenêtres à meneaux, les grosses grilles rouillées, nouées comme des rubans, les énormes portes limoneuses qui achèvent de faire naufrage derrière leurs vestiges d’embarcadères moussus. Je suis venu visiter trop tard. Fallait se pointer à l’époque de Casanova, quand ça ressemblait encore à la Venise du Châtelet. Maintenant on ne peut plus assister qu’à son agonie pétaradante.

On prend un canal plus petit, celui de l’Urètre, je crois bien avoir lu. Des gondoliers secoués par notre passage bouillonnant maugréent en actionnant leur pelle à gâteau. Ils ont l’air de croquemorts à présent. Ce sont les fossoyeurs qui plantent Venise dans la mer et l’ensevelissent à gestes tendres, en souvenir…

On tournique encore, à droite, à gauche. Les canaux deviennent de plus en plus étroits et sombres. La flotte vire à l’encre de Chine. Enfin, le pilote réduit les gaz au maxi. On vire à angle droit dans un immeuble qui semble être fait avec des algues empilées. Drôle de garage ! Une vraie grotte ! Obscure comme le fin fond d’un trou de balle. On s’amarre à un anneau scellé dans la muraille. J’aperçois un escalier à peu près complètement immergé. Seules les deux dernières marches émergent de l’eau noire. Le Champignon saute prestement du barlu et me propose obligeamment la main. Je le rejoins sur une étendue glissante où je dérape et manque de m’étaler. Le gros Mao me retient in extremis, comme on dit en anglais.

— Venez ! m’intiment-ils.

On prend un couloir que je n’avais même pas aperçu tant il est ténébreux. Je suppose que nous nous trouvons sous un poste de police quelconque. Les deux flics se dirigent là-dedans comme deux aveugles guéris dans les jardins du Luxembourg en plein après-midi de soleil. Un escalier très roide, aux degrés brefs.

Et puis une porte cloutée et plus bardée de ferrures qu’un coffre de corsaire. Ils ont la clé. On prend pied dans une immense salle voûtée. Le sol est carrelé en faïence bleue. Les fenêtres sont Renaissance. Il y a des lanternes de procession aux murs, en guise d’appliques. Pour tout mobilier, une immense table au plateau plus épais qu’un matelas pneumatique et des fauteuils massifs.

— Asseyez-vous ! me dit le Champignon.

Il ôte son chapeau et cesse d’être un champignon. Sa tête rasée ressemble à un moignon de platane fraîchement taillé. Il jette l’immense bitos au bout de la table. Le bada tombe et le gars ne se donne même pas la peine de le ramasser. Il se place à califourchon sur un bras de fauteuil et allume une cigarette. Pendant ce temps, Mao va décrocher un téléphone mural et dit brièvement à quelqu’un que nous sommes arrivés.

Tout ça est très impressionnant. On se croirait revenu au temps des doges. Moi qui regrettais de me pointer à Venise en ce siècle merdouillard ! Peut-être vais-je avoir droit à une petite rétrospective historique à prix de faveur, non ?

Parce que, enfin, j’ai beau être crêpe comme une fête bretonne, je commence à comprendre que je ne suis pas dans un poste de police.

R comme rapine

Je veux bien que nous sommes à Venise, mais quand même.

Faut le voir pour le croire…

Et même lorsqu’on le voit, on se dit que c’est pas vrai.

On a envie de crier pouce, de rigoler et de jeter des confettis.

De quoi se l’extraire et se la mordre, mes chéries.

De quoi se l’enrubanner pour se la déguiser en mirliton.

De quoi se la rouler dans du caramel fondu pour s’en faire un sucre d’orge, après avoir suivi des cours d’homme-serpent.

Moi, quand je vois radiner trois bonshommes en cagoule, après une plombe d’attente dans la grande salle fraîchouillarde, en compagnie de mes deux sbires silencieux, je me frotte les carreaux pour m’assurer qu’ils n’ont pas fondu.

— Vous tournez un film sur le Ku-Klux-Klan ? ricané-je.

Les arrivants font comme s’ils n’avaient rien entendu. Ils vont s’asseoir de l’autre côté de la grande table. Le petit vilain ramasse alors son grand chapeau qui gisait toujours au sol et se met à le tortiller respectueusement dans ses doigts, comme un qui vient demander si la place de balayeur est encore vacante.

Dans un aréopage, c’est toujours le mec assis au milieu qui prend la parole, vous noterez. Que ça soit au tribunal ou à un examen.

Le président ! Personnage sacro-saint.

Un président, ça se place au centre, ça se juche plus haut que le reste et ça cause !

Mon président, à mézigue, il parle français avec un accent rocailleux.

Ayant croisé ses mains sur la table dans un mouvement plein de calme et de sérénité, il murmure :

— Je voudrais voir vos papiers, s’il vous plaît.

Commak, très poliment, d’un ton feutré par son éteignoir.

Une cagoule, y a rien de plus impressionnant. Votre poissonnier s’en filerait une sur la pipe, il vous intimiderait, parole ! Les deux trous en amande pour les yeux pleins d’ombre qui font c’t’effet. Et puis l’extrémité pointue… La légende qu’entoure aussi. Inquisition ! Tortures…

Sans barguigner je dépose mon porte-cartes sur la table. Il le prend, l’examine, le passe à ses assesseurs et demande :

— Pourquoi vous déguisez-vous en prêtre ?

— Mande pardon, monsieur le président, dis-je sans montrer d’impatience, peut-être serait-il bon que je sache à qui j’ai l’honneur. Je crois qu’on a oublié de nous présenter. Ces messieurs (je désigne Mao et l’ex-Champignon) m’ont déclaré être policiers, je les ai suivis de confiance, mais il semblerait qu’ils m’ont joué une petite farce vénitienne, n’est-ce pas ?

— Ce sont bien des policiers, assure le cagoulard central.

— Ne me dites surtout pas que vous êtes le commissaire principal, ou alors c’est que les méthodes italiennes ont changé.

Je crois déceler un rire derrière l’étoffe noire.

— Monsieur, me dit-il, je comprends parfaitement votre étonnement. Je vous demande de passer outre. Nous n’avons pas de mauvaises intentions à votre endroit, seulement il est indispensable que nous sachions tout de votre activité. Vraiment indispensable. Dans l’intérêt général et particulièrement dans le vôtre, je vous engage a parler. Toutefois, je dois préciser qu’au cas où vous refuseriez nous aurions recours aux méthodes les plus regrettables. Elles seraient humiliantes pour tout le monde, et de plus très douloureuses pour vous.