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— Vous ne pouvez vraiment pas me préciser qui vous êtes ?

— Non, vraiment pas !

C’est net. Y a comme un début d’irritation dans la réponse. Moi, vous me connaissez ? Je me prends à part pour une petite conférence au sommet histoire de peser le pour, le contre et leur emballage. Je me dis textuellement ceci : « Mon petit San-Antonio, tu as réussi au-delà de tes espérances et te voilà à présent au cœur de cette bande que tu pourchassais frénétiquement. Il s’agit de jouer serré car ta santé est en cause. Si tu berlures ces messieurs, les choses se gâteront comme un cageot de pêches oublié dans un wagon de marchandises. Par contre, si tu étales bien tes brêmes, t’as une minuscule chance de passer à travers les fines mailles du tamis. »

Drôlement gambergé pour un homme seul, hein ? Y en a, pour s’auto-exprimer ainsi, il leur faudrait suivre des cours d’éloquence à la Fondation des sourds-muets de Saint-Cloud ! Et encore, ils trébucheraient de la pensarde, se prendraient les pieds dans les adjectifs…

— Ma foi, cher monsieur, soupiré-je, je vois mal comment je pourrais résister à votre aimable sollicitation. Je vais donc, pour peu que vous ayez du temps à me consacrer, vous narrer cette histoire par le début.

Et me voilà parti au rapport, mes gugus.

Dans notre job, on apprend à rapporter avant toute chose. En matière de poulaillerie, agir c’est bien ; savoir résumer son action, c’est presque mieux. Je sais des confrères qui ne connaissent que des échecs mais qui possèdent du style. D’autres qui sont terriblement efficaces mais qui sont empêchés de la pointe Bic.

Invariablement, ce sont les premiers les mieux notés. La composition française a toujours un très haut coefficient chez nous. De même, faut soigner la présentation. Le titre, tenez, bien moulé, en belle ronde dodue, avec plein de petits poils de cul ornementeurs, ça impressionne. Et les mots soulignés de rouge ! Les épithètes ronflantes que ton supérieur doit se feuilleter le Larousse pour en pénétrer le sens, c’est pas dégueu non plus. Vachetement payant tout ça ! Agréable à lire.

Donc, pour ce qui est de résumer une tartine à incidences, je crains nobody. Et pourtant, oralement c’est plus duraille qu’analement. On doit se gaffer des répétitions, contourner le rabâchage, choisir ses termes à la volée.

J’y vais de ma chanson de zest. Bien posément, du pas appuyé d’un laboureur arpentant les sillons de son trente-trois tours.

Je bonnis and clame !

Tout.

La panique des grands zeuropéens frappés dans leur zœuvres vives.

L’Angleterre avec Mac Heuflask, et puis la chère vaillante Belgique, le cadavre de Frida Kramer. L’Allemagne et ce dingue de Von Dârtischau-Klamar ; la capture manquée de Peter Blut. La Suisse, son illustre chef d’orchestre, l’attentat, la baguette sectionnée du Maître… Mon dernier atout italien : le signor Qualebellacoda, pas du tout constipé des claouis, quoi qu’il en dise, ardent escaladeur de secrétaire au contraire. L’intervention du Vieux, depuis Paname… Tout, quoi ! Je vous le répète.

Ces messieurs ne m’interrompent pas. Je chanterais la messe à des carmélites, j’aurais pas un auditoire plus recueilli.

— Pourquoi ce piège au signor Qualebellacoda ? demande le « président », longtemps après que je me suis tu.

— Pour l’amener à se confesser. Puisqu’il a récupéré sa virilité, c’est qu’on lui a apporté la guérison, il me paraissait souhaitable de savoir par qui il l’a obtenue et sous quelle forme. Seulement, si je comprends bien, le signor Qualebellacoda a prévenu la police ? Manque de pot pour moi, il est tombé sur des flics affiliés à votre organisation, et me voici entre vos mains. Je suppose que la tentation de me faire disparaître est très forte chez vous. On ne doit pas aimer les gens qui en savent trop long. Cela dit, permettez-moi de vous faire remarquer que mon chef est au courant de tout et que mon décès serait très mal vu.

L’autre hoche la tête.

— Votre chef n’est pas au courant de votre présence ici, commissaire. Et si vous saviez combien de gens reposent au fond de la lagune enchaînés à un bloc de fonte, vous comprendriez que votre éventuel cadavre n’est pas une chose préoccupante.

Un vilain frisson me dévale l’escalier de secours. Je réalise pleinement que mes instants sont comptés. On va me liquider à tête reposée, sans haine et sans crainte, parce qu’ils ne peuvent pas agir autrement !

Curieux. Je voyais pas les choses tourner au vinaigre de cette manière brutale. Le plancher s’effondre sous mon poids alors que j’y gambadais d’allégresse. Une sale impression, les filles ! La chute libre, inattendue dans le noir. Voir Venise et mourir ! Dans pas longtemps les vaporettos me passeront au-dessus de la tronche et les poissecailles étonnés viendront me reluquer sous le nez au fond de la belle eau verte où tremble le reflet des palais.

Les trois « juges » se lèvent et quittent la grande salle sans m’adresser un œil. Le soleil rasant joue dans les vitraux. On n’entend que le « Oï » des gondoliers, au loin, avertissant de leur présence dans les carrefours et aussi, parfois, le grondement d’un moteur brassant a flotte cloaqueuse.

Le Champignon fume toujours. Mao grignote des pistaches qu’il puise à même sa poche, par petites pincées et qui craquent sous ses dents comme des hannetons morts.

Je poireaute ainsi une heure encore, roulant des idées pas folichonnes et essayant de m’accrocher à un quelconque espoir. Mais l’espoir, dans un cas pareil, c’est moins que pas grand-chose avec rien autour ! Le seul brin d’intérêt subsistant, c’est que je commence à piger la genèse de l’affaire.

Allons, je ne mourrai pas idiot !

* * *

— Venez !

On redescend l’escalier humide conduisant au hangar à barlus. L’endroit sent la vase, la grotte inexplorée. Rien de plus féroce comme odeur que celle de l’eau plus ou moins morte. La flotte, ça ne pardonne pas, ça doit vivre à toute pompe pour rester sain. Moi, j’aime que les torrents de montagne, cristallins et limpides. Dès qu’une eau paresse, elle m’inquiète. Je suis contre les méandres, bien que j’aime la Seine. Notez, la Seine, je ne l’aime qu’à Paris. En amont ou en aval, je la trouve tarte. Véhicule à miasmes, à crottes, à déchets. Hémorragie d’usines louches ; empoisonneuse d’océan. Serpent arsénieux qui se faufile à travers les prairies dont il pollue les berges. Monstre pissat de Pantruche, bien fétide. Le goujon tourne poisson-chat. Bientôt, à frétiller dans la gadoue industrielle, il deviendra noir, gluant et il lui poussera des moustaches à la Mathieu.

Ici, à Venise, la tisane vire au jus de bonbonne à tête de mort. Elle s’épaissit comme le fond de la bouillabaisse. Devient de jour en jour plus sombre. On s’entre-pourrit, les mecs. Avec une stupéfiante sérénité. Chacun distille sa petite décoction empoisonnée, verse son infusion de ciguë dans la marmite infernale collective. C’est la grande crève organisée, à frais communs.

Contrairement à ce que je supposais, on ne remonte pas dans le canot. Mes deux messieurs me drivent vers une autre entrée aussi duraille à retapisser que la première dans la pénombre. Celle-ci prend au fond du hangar. Elle est fermée par une grille énorme dont ils ont la clé. Quelques centimètres d’eau baignent de larges dalles disjointes. Le Champignon (il a recoiffé son Borsalino) lève la main. Il actionne un commutateur et quelques maigres ampoules poussiéreuses, servant de supports à des toiles d’araignées, éclairent un long couloir voûté qui paraît interminable. On chemine en pataugeant. Par endroits la flotte recouvre nos godasses. On en a jusqu’aux chevilles.