Au moment où il fit feu, le chauve moustachu aux lunettes tirait lui aussi.
La balle d'Oskar passa à dix centimètres à droite de la moustache, traversa une peluche publicitaire et alla se perdre vers le plafond.
Celles de Johann allèrent se loger dans sa jambe et son épaule droites, faisant exploser des geysers de sang qui éclaboussèrent le sol et les bacs de lingerie féminine.
Oskar s'effondra dans une masse de soutiens-gorge blancs et soyeux alors que des hurlements jaillissaient de tous côtés et que d'autres coups de feu éclataient de partout, vacarme de fusillade amplifié par l'écho naturel du magasin.
Sa tête heurta quelque chose de dur et la douleur le recouvrit quelques instants d'un voile éblouissant.
Lorsqu'il put prendre à nouveau pleinement conscience de la situation, il régnait un silence de mort dans tout le supermarché. Seule la musique d'ambiance égrenait sa rumba synthétique, imperturbable.
Sa jambe pissait le sang comme jamais il ne l'aurait cru possible et la souffrance lui injectait des spirales nauséeuses jusqu'au plus profond de lui-même. Son épaule était fracassée et trempée d'un liquide chaud et poisseux.
Il se rendit compte que sa jambe était transpercée de part en part en deux points. Deux fois une balle était entrée et ressortie. En deux endroits, un énorme orifice débordait d'un sang chaud et bouillonnant à l'arrière de sa cuisse. Il y avait un écart de plusieurs centimètres dans le sens de la hauteur à chaque fois entre les points d'impacts et les trous de sortie des balles. Et Oskar savait qu'entre les deux points, les balles avaient dû provoquer de serieux dégâts, en zigzagant dans la chair et les os. Le fer rouge qu'on lui enfonça dans la jambe à cet instant précis le fit basculer dans le puits noir de l'inconscience.
Il ne savait pas encore qu'il n'était qu'à quelques mètres du cadavre de Julian.
Lorsque Julian avait vu Oskar changer de direction tout d'un coup, il avait eu un instant d'étonnement. Pourquoi n'allait-il pas vers la sortie, nom de dieu?
Oskar courait à petites foulées à cinq ou six bons mètres devant lui, dans la rangée à sa droite.
Et là, au croisement avec une allée principale il venait de glisser et de foncer vers l'autre côté du magasin.
Julian se faufila difficilement dans la foule qui encombrait sa rangée à cet endroit.
Il allait déboucher sur l'allée, étonnamment déserte à cet instant, lorsqu'il vit passer un homme de type malais devant lui. L'homme courait presque et, abasourdi, Julian aperçut la masse instantanément reconnaissable d'un pistolet, dévoilée par le mouvement de la veste noire et ample qui s'écarta de la ceinture.
Julian plongea instinctivement sa main sous l'aisselle.
Au même moment, à douze mètres de là, Oskar fit un truc incompréhensible.
Julian avait les trois hommes en perspective devant lui lorsque l'événement survint.
La voix d'Oskar claqua dans le magasin:
– Johann, cria-t-il, Johann arrête-toi!
Aussitôt un type qui marchait à toute vitesse devant Oskar se retourna et… Nom de dieu.
Julian vit les trois mouvements dans un jet violent d'adrénaline.
Le chauve aux lunettes noires. Oskar. L’Indonésien. Tous trois portant presque simultanément la main à leur arme.
Il entra dans un rêve. Un rêve où il s'entendit jeter froidement au type en noir devant lui:
– Bouge pas connard, Police.
Au même instant, son Beretta jaillissait de son étui et se pointait devant lui, dans ses mains croisées sur la crosse, droit sur le dos du mec.
Mais les choses avaient accéléré plus loin. Le chauve pointait son arme sur Oskar qui dérapait sur les dalles, dans un bac de linge.
Un énorme double bang résonna dans le magasin.
Des éclairs et de la fumée.
Tout se déroula alors comme dans un ballet curieusement agencé.
Devant lui, l'homme en noir s'écartait brutalement sur le côté, tout en s'affaissant dans un geste pivotant qui le découvrit, armé d'un gros automatique étincelant.
Julian ne vit plus que la lueur de l'arme qui se pointait sur lui.
Son geste réflexe était déjà entamé.
Son Beretta se déplaçait sur le côté, comme une machine autonome dotée de perceptions propres. L’arme ennemie n'était pas encore sur lui, simple fantôme de métal en mouvement lorsque son viseur se stabilisa sur la poitrine de l'Indonésien.
L'arme tressauta dans sa main lorsqu'elle fit feu, deux fois, se relevant légèrement dans une corolle de fumée.
Deux étoiles vermeilles éclataient sur la chemise pastel de l'homme qui basculait contre un rayonnage de jeux de société. Sa tête fit s'effondrer une pile de Monopoly qui déversèrent leurs faux billets, leurs cartes de propriétés et les cubes rouges et verts des immeubles, dans un bruit qui lui parut lointain.
Déjà son regard se portait devant lui.
Il vit la silhouette vêtue de gris là-bas, à trois ou quatre mètres d'Oskar.
Oskar qui roulait dans un amas de linge et de plastique pulvérisé.
Devant la silhouette il y avait un nuage gris, au bout de son poing.
La balle qui le frappa en plein bassin arriva juste après le bruit de la détonation. Dans une nova de douleur.
Julian se sentit partir en arrière et ses jambes, surtout la droite, s'affaissèrent sous son poids.
Son corps tomba sur le côté et il fit l'effort de stabiliser son arme, qu'il tendait toujours devant lui, dans ses deux mains, soudées au plastique de la crosse.
Sa vision était oblique, comme une caméra renversée sur un côté et il tenta de fixer la silhouette grise qui déjà refluait en arrière.
Julian vit le tube noir de son arme trembler autour de l'ombre en mouvement et il appuya férocement sur la détente, plusieurs fois.
Presque aussitôt il aperçut un mouvement saccadé chez l'homme. Il l'avait touché, pensa Julian. Il entreprit de rouler sur le côté mais fut stoppé dans son élan par la vague de souffrance qui explosa de son bassin fracturé et le tétanisa sur place.
C'est à peine s'il entendit les détonations répondre à ses coups de feu. Un déluge de détonations.
Un terrible impact fit exploser un de ses genoux et, en fait, il n'eut pas le temps de se plier sous la douleur.
Une balle blindée de calibre 38 magnum pénétra dans sa cage thoracique, perforant un poumon et la trachée-artère. Un ultime projectile, quelques dixièmes de seconde plus tard, fit éclater le haut de son crâne, entamant un parcours dévastateur dans le cerveau droit.
Son corps s'affaissa lentement sur les dalles barbouillées de son sang.
Lorsque Alice dévala la rue, elle ignorait complètement ce qui se passait derrière elle. Des coups de feu, seigneur…
Son cœur battait à tout rompre et l'image de Koesler n'arrivait pas tout à fait à s'effacer. Elle courait dans une rue perpendiculaire à l'avenue où était garé l'homme au sourire cruel. Elle l'imagina démarrer et faire le tour du magasin à sa poursuite et elle accéléra sa course. Elle courait à corps perdu, sans même voir ce qui se passait autour d'elle. Elle sentait la menace de l'homme aux yeux gris et de sa voiture blanche, comme l'haleine fétide d'un fauve sur sa nuque.
Au bout d'un moment Alice réalisa qu'elle courait en ligne droite depuis deux ou trois cents mètres et qu'il convenait de quitter cette rue au plus vite. Elle s'engagea dans une petite allée sur sa droite et aperçut les lumières roses si particulières du quartier chaud, à quelques maisons de là. Elle ralentit sa course et se mit à marcher, à bonnes foulées. Elle se dirigea d'instinct vers le labyrinthe de rues tortueuses. Elle s'enfonça dans une jungle de lumières et de vitrines dans lesquelles s’exposaient les prostituées. Autour des vitrines et des sex-shops tournoyait une faune bizarre, aux comportements honteux.
Elle traversa le quartier de part en part et se retrouva sur les bords du canal.
Le jour tombait. Le ciel était d'un bleu roi profond, les couleurs de la ville étaient vives et quelques cirrus printaniers se teintaient de rose très haut au-dessus des toits, là-bas vers Haarlem.