Maurice G. Dantec
La sirène rouge
Malheur à qui bâtit une nation dans le sang
et fonde une cité sur l’injustice!
Malédictions contre l’Oppresseur
ANCIEN TESTAMENT, HABAQUQ, II
Comment savez-vous si la Terre n’est pas l’enfer d’une autre planète?
ALDOUS HUXLEY
Prologue
Le 17 avril 1993, quelques minutes avant que sa vie ne bascule tout à fait, Hugo Cornelius Toorop avait contemplé son visage dans la glace. Il y avait vu une longue tête un peu mélancolique, avec des sourcils en accents circonflexes. Ses yeux noirs brillaient comme deux billes laquées, sur des cernes qui mettraient sans doute un peu de temps à s'estomper. Deux rides faisaient leur apparition au coin de ses paupières. Elles s'étaient notablement accentuées, depuis peu.
Toute l'opération s'était pourtant déroulée à peu près comme convenu. Les armes avaient été livrées à ce qu'il restait de la République bosniaque. Cela n'avait pas été sans mal. Il avait même fallu éviter les navires de guerre occidentaux qui avaient établi un blocus militaire contre toute l'exYougoslavie, depuis novembre précédent. Comme le disait Ari Moskiewicz, «les notions de bien et de mal ne font pas partie des subtilités enseignées à l’ENA».
L'inertie autoproclamée de l'Europe démocratique allait une fois de plus mener le continent au désastre. C'est cela qui conduisit une poignée d'individus à bouleverser leurs destinées afin de créer les premières Colonnes Liberty-Bell. Persuadés d'être à la fois des fous désespérés et des agents de l'histoire, ils accostèrent par une nuit glaciale de décembre 1992 sur les côtes découpées de l'extrême sud croate, les cales de leurs vieux rafiots bourrées à craquer de tout ce qu'on pouvait trouver de mieux.sur le marché mondial.
Hugo Cornelius Toorop en était.
Hugo Cornelius Toorop n'était ni un aventurier, ni un mercenaire, ni un activiste politique, ni un agent d'un quelconque service de renseignements. Comme il le disait parfois, il n'était qu'un type de trente-trois ans qui avait un jour cessé de supporter que des populations entières soient quotidiennement rayées de la carte à Sarajevo, Olovo, Prijedor, Alisic, Bosansky Brod, Gorazde, Srebrenica ou Bihac, Bosnie-Herzégovine, Enfer, Europe, alors qu'on continuait à faire la fête aux Halles, ou à Piccadilly.
Fin mars, la Bosnie orientale tomba presque entièrement aux mains des Serbes et Ari Moskiewicz décida de rapatrier tout le monde dans les zones sous contrôle bosniaque. Il n'y avait sans doute plus grand-chose à faire dans l'immédiat, sinon sauver ce qui pouvait encore l'être. Et prendre date pour un futur proche.
Le 8 avril 1993, Toorop quitta le terrain d'opérations, traversa la frontière croate dans l'autre sens et remonta vers le nord, jusqu'à la frontière slovène puis autrichienne. Il dormit dans une auberge du Tyrol et le lendemain pénétra en territoire allemand. Il grimpa jusqu'à Düsseldorf, chez Vitali Guzmann, où il changea de véhicule, puis fonça d'une traite jusqu'à Amsterdam.
Il désirait simplement quelques jours de repos, avant de reprendre la route pour Paris et préparer la nouvelle opération.
Il avait aussi un roman en préparation, depuis des mois, un roman sur la fin du monde, et son voyage à Sarajevo lui avait permis d'en apprécier l'avant-goût. Il avait besoin d'un «sas», comme il disait, une petite parenthèse rythmée par le vol des mouettes et les odeurs exotiques provenant des coffee-shops marqués d'une feuille de marijuana. Un peu d'humanité.
Amsterdam était la ville où était né son père et Hugo était un habitué des lieux depuis sa plus tendre enfance. Pendant ses seize premières années, ils avaient fait presque mensuellement l'aller-retour, depuis Paris, en train, ses parents et lui. Son père lui avait ainsi appris le néerlandais en lui traduisant les affiches publicitaires et en lui faisant répéter le nom des villes traversées.
Ce soir-là, donc, il boucla ses affaires et descendit régler sa note à Mme Rijkens.
Il ouvràit sa portière lorsqu'il se rendit compte qu'il avait oublié son dictaphone dans le tiroir de sa table de nuit.
Quand il grimpa les marches du perron, quatre à quatre, il discerna à peine un bruit de cavalcade, en provenance du sommet de l'allée. Il jeta un bref coup d'œil et perçut une vague silhouette qui courait sur le trottoir, dans sa direction. En fait, son cerveau n'intégra pas vraiment l'information. Déjà la main tournait le loquet et il s'enfonçait dans l’obscurité du couloir. Il reprit les clés sur la petite patère du vestibule puis monta à l'étage.
Il trouva le dictaphone dans la table de nuit, ainsi que la boîte de Duracell qu'il avait achetée la veille. Il se souvint que ses piles étaient presque mortes. Afin de ne pas avoir à les changer sur la route il procéda immédiatement à l'opération, assis sur le lit.
Puis il se leva et alla jeter l'emballage éclaté dans la poubelle du petit bureau, en face de la fenêtre.
C'est à cet instant qu'il aperçut le véhicule qui passait au ralenti devant la maison d'à côté.
Moins de vingt kilomètres à l'heure.
Il eut le réflexe de se rejeter en arrière puis d'éteindre la petite lampe de chevet. Il revint se poster à un coin de la fenêtre et observa le gros van sombre passer lentement devant sa voiture puis poursuivre sa route, à sa vitesse régulière.
La plupart des maisons néerlandaises sont dotées d'un ingénieux système qui permet d'observer ce qui se passe dans la rue, sans être vu. Il s'agit d'un dispositif de miroirs-espions placés de chaque côté de la fenêtre. Toorop avait depuis le premier jour apprécié l'ingéniosité et le pragmatisme de ce peuple obligé de vivre sous le niveau de la mer.
Il aperçut le visage d'un homme qui fixait les trottoirs et les maigres espaces laissés entre les pare-chocs des voitures. Son coude dépassait de la vitre ouverte. Une grosse chemise à carreaux.
Le van portait des plaques néerlandaises.
Hugo vida ses poumons. Ce n'était rien. Inutile de se laisser aller aux tempêtes cérébrales de la parano.
Simplement un type qui avait perdu son chien en l'emmenant pisser…
Hugo allait se diriger vers la porte lorsque son attention fut attirée par la batterie de feux arrière qui s'illumina d'un rouge violent lorsque le van stoppa au bas de la côte.
Le van ne prit ni à gauche ni tout droit, se contentant d'illuminer la voie d'en face de ses faisceaux puissants. Le conducteur enclenchait les phares, projetant un double cercle lumineux à plus de trois cents mètres.
Il cherche vraiment quelque chose, pensa Hugo.
Au même instant le van redémarra rageusement et fit demi-tour dans l'allée en faisant crisser ses pneus.
Hugo vit la nuée lumineuse remonter la pente et il changea de coin de fenêtre.
Le van passa devant la maison et cette fois Hugo vit nettement un autre homme, sur le siège passager.
Un homme avec un blouson marron. Blond, avec de petites lunettes rondes. Lui aussi il matait les trottoirs. Il braquait une puissante torche par la vitre ouverte de la portière.
Bon sang, se dit Hugo, on n'entreprend quand même pas une telle expédition pour retrouver un vulgaire chien ou chat…
Et il fit la connexion avec ce vague souvenir, cette image fugitive de l'ombre qui courait.
Ils cherchent un mec. Des flics peut-être… ou un règlement de comptes entre truands.
Il réussit à noter le numéro du véhicule dans un coin de sa mémoire. Il attendit que le van ait basculé derrière le sommet de la côte, puis cinq bonnes minutes encore et sortit de l'appartement.
Sur le pas de la porte, il hésita puis fourra sa main sous son blouson. Il la ressortit armée d'un gros automatique noir et luisant dont il manœuvra instantanément la culasse pour engager une balle dans le canon. Il poussa le cran de sûreté et remit le 9 mm dans son holster.
Il descendit l'escalier, ouvrit la porte du perron et jeta un coup d'œil sur les deux côtés, tendant l'oreille pour détecter un éventuel bruit de moteur. Rien.
Il s'avança jusqu'à la portière de la Volvo, mit la main sur la poignée froide et se figea. Il était absolument certain d'avoir placé le duvet et la couverture navajo sur la valise. Pas là. Pas par terre, étendus sur le plancher au pied de la banquette arrière.
Hugo retira doucement la main de la poignée et se déplaça de quelques centimètres pour mieux observer ce qu'il y avait sous le gros drap kaki.
Une forme.
Une forme humaine.
Il pouvait percevoir le soulèvement régulier d'une poitrine.
Hugo jeta un coup d'œil panoramique autour de lui, s'assura que la rue était déserte et que personne n'était à la fenêtre puis plaça la main sur la crosse sécurisante du Ruger.
Il l'extirpa doucement de son harnais de cuir, le colla à sa cuisse et posa l'autre main sur la poignée de la portière.
Il ouvrit brutalement la porte et dans le même mouvement plongea sa main vers le duvet qu'il empoigna et fit voler dans l'habitacle par-dessus les appuie-tête.