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– Koesler, Koesler…la voix d'Eva avait la particularité d'être coupante comme du verre, pensa Wilheim, surpris par cet éclair de pensée intuitive. D'apparence tout à fait inoffensive, mais qui cachait un fil qui sectionnait aussi sûrement qu'un poignard d'acier suédois.

Eva murmurait presque:

– Koesler, pourquoi croyez-vous que je vous paye aussi largement? Hein? Dites-moi à votre avis?

L'ex-mercenaire ne répondait rien; le rituel était devenu une sorte de seconde personnalité pour lui.

– Je vais vous le dire, moi, Koesler, pourquoi je vous paye le double de ce que vous pourriez trouver de mieux sur le marché actuellement…

Eva s'était rapprochée de l'homme et elle tournait autour de lui, dans une attitude étrangement menaçante, à la fois intime et prédatrice. Wilheim savait qu'Eva s'était inspirée du comportement des officiers de l'US Marines Corps, dont elle avait lu les méthodes dans une encyclopédie spécialisée. D'une certaine manière cela plaisait à Koesler, WiIheim le sentait confusément, il y avait dans ces rituels parfaitement programmés une forme aboutie des perversions d'Eva, de Koesler et de lui-même, bien entendu.

Sa bouche se colla presqu'à l'embouchure de son oreille:

– C'est parce que j'attends de vous des résultats, Koesler. Voilà pourquoi je vous paie si largement. J'attends de vous des résultats hors du commun… Quelque chose que j'espérais à votre hauteur, à la mesure de votre ambition, mais votre ambition ne semble pas dépasser celle d'un vulgaire nettoyeur de chiottes…

Koesler faillit réagir mais se retint au dernier moment. On n'interrompait pas Mme Kristensen dans ses crises. Il fallait juste attendre que ça passe, que le cycle soit terminé et qu'Eva se calme enfin, passant brutalement à un tout autre sujet.

– Dites-moi, Koesler, sincèrement vous croyez que j'ai raison?

Le mercenaire ne cillait toujours pas.

Eva tournait autour de lui comme un oiseau de proie habillé par Cartier et Boucheron. Elle se planta à quelques centimètres du visage neutre et sans vie de l'ex-soldat de fortune:

– Hein? dites-moi, vous croyez que j'ai raison d'attendre autant de vous? Vous croyez que j'ai raison de penser que vous êtes un soldat d'élite? Que vous faites partie des meilleurs. Vous croyez que j'ai raison, Koesler?

Les postillons d'Eva pleuvaient sur sa figure et Koesler émit un vague murmure incompréhensible.

– Comment? Qu'est-ce que vous dites?

La voix d'Eva avait la couleur d'un percuteur qu'on relève.

Wilheim se décida à intervenir.

– Koesler attend des informations, Eva, des informations d'un type du ministère de la Justice…

Eva se figea, l'air littéralement stupéfait:

– Silence, siffla-t-elle. Je ne t'ai pas sonné toi, laisse-moi le soin de régler nos affaires.

Puis se retournant aussitôt vers l'athlète aux yeux gris:

– Alors quelles sont ces informations monsieur Koesler?

Koesler se balança d'un pied sur l'autre et commença à bafouiller:

– Heu… Un homme de M. Van… heu de notre ami de La Haye. C'est heu… il travaille au ministère… demain nous saurons sûrement où se trouve votre fille, madame Kristensen.

Eva s'était figée devant Koesler dans une attitude théâtrale, dont elle voulait l'effet comique. Une fausse stupéfaction intéressée qui décontenança le Sud-Africain:

– Vous saurez sûrement? Demain? La voix d'Eva était méchamment rieuse. Vous saurez sûrement, sur un ton plus froid maintenant. Mais je vous conseille de savoir en toute certitude monsieur Koesler, vous me comprenez, j'espère?

L'homme hocha la tête en silence. Le mince sourire d'Eva arquait les commissures de ses lèvres. Elle se désintéressa aussitôt de lui et passa les autres occupants en revue.

Wilheim, d'abord, à qui elle n'accorda qu'un bref regard, puis M. Oswald, l'expert-comptable anglais chargé de créer les comptes bancaires et les mécanismes financiers qui faisaient fructifier leurs bénéfices en provenance du studio.

– Monsieur Oswald, je crois qu'en fait rien ne vous retient plus ici, les petits problèmes de gestion financière attendront demain.

Puis sans même un sourire:

– Je vous remercie.

Le petit homme replet s'éclipsa sans demander son reste et Eva Kristensen se dirigea doucement vers Dieter Boorvalt, le jeune avocat qui supervisait les problèmes juridiques.

– Dieter? J'aimerais que vous m'expliquiez une chose…

Dieter ne répondit rien, connaissant lui aussi les règles immuables du rituel.

– J'aimerais que vous m'expliquiez pourquoi notre cabinet n'a pu récupérer la tutelle de ma fille. Pourquoi ma fille peut se trouver sous la protection de la police alors qu'aucun crime ne m'est officiellement reproché…

Dieter épousseta négligemment son pantalon de flanelle et ajusta ses lunettes avant de posément ouvrir une chemise de carton placée à côté de lui, sur le divan.

Il en tendit une feuille à Eva en lui jetant un coup d'œil froid et professionneclass="underline"

– Voici une copie de la lettre que j'ai fait envoyer par notre cabinet. D'autre part nous avons clairement menacé le procureur de faire une injonction dans les trois jours…

– DANS LES TROIS JOURS?

Eva avait explosé. Elle se tenait toute raide, tendue par une énergie de milliers de volts. Sa main tenait la feuille de papier comme Zeus empoignant une volée d'éclairs.

– Écoutez-moi attentivement Dieter, je ne tolérerai pas que s'écoule encore une semaine sans que ma fille ne soit récupérée, j'espère être assez claire?

Dieter hocha la tête et lui tendit un autre document:

– Lisez ça aussi, c'est la lettre du ministère nous indiquant que la durée légale de mise sous protection du témoin se terminera samedi. Il vaudrait mieux ne pas faire de vagues et attendre tranquillement la fin du délai pour récupérer Alice…

Eva contempla silencieusement les deux feuilles, puis les rendant à Dieter:

– Vous pouvez m'affirmer que samedi il n'y aura pas de prolongation?

Dieter prit son ton le plus professionnel pour répondre:

– Je vous l'affirme madame Kristensen. L'inspecteur qui a formulé la demande de protection ne pourra la réitérer… de toute façon, ils sont plus ou moins en train de classer l'affaire, la jeune flic sera dessaisie… Tout se passera en douceur…

– Dites-moi Dieter. On parle bien de cette femme qui s'est fait passer pour je ne sais quelle connerie de programme municipal… C'est cette femme qui a placé Alice sous protection spéciale, Dieter?

Le jeune avocat opina silencieusement.

– Et c'est cette femme qui a pris la première déposition et vu la cassette en premier, c'est ça?

– Oui, murmura Dieter, c'est la même personne, Anita Van Dyke.

– Mais bon sang, s'énerva alors Eva Kristensen, mais alors pourquoi personne n'a encore pensé à la suivre, hein dites-moi?

Eva se retourna vers Koesler, dans le silenœ qui figeait la pièce comme la gangue d'un glacier:

– Koesler…

Elle s'avança doucement vers lui, mais resta à quelques mètres. Sans même le regarder, elle laissa tomber:

– Je suis sûre que vous vous rendez compte à quel point vous allez devoir améliorer vos performances… Une telle erreur est d'une gravité sans precedent… Mais…

Eva pivota sur elle-même, un large sourire aux lèvres.

Ça y est, pensa Wilheim, la crise est finie, mainenant nous allons avoir droit au champagne.

Eva fit claquer ses doigts et planta ses yeux dans ceux de Wilheim:

– Mon chou, je crois que nous allons ouvrir une bouteille de Roederer…

Puis à l'attention de tout le monde et de personne en particulier:

– Je veux qu'on suive cette fliquesse, je veux tout savoir sur elle et surtout où elle va. Elle doit sûrement rendre visite à Alice quotidiennement… REPÉREZ L'ENDROIT. Je veux parer à toute éventualité au cas où l'affaire se compliquerait d'ici à samedi et qu'on ne puisse récupérer ma fille légalement.

Elle regarda Wilheim.

– Je veux tout savoir sur elle, O.K.?

Wilheim lui fit comprendre d'un geste imperceptible que ce serait fait.

Le samedi matin, Alice Kristensen boucla ses quelques affaires dans son sac de sport, vérifia que l'argent était bien en place, que son passeport y était aussi et elle attendit patiemment l'heure du déjeuner. Vers treize heures, comme convenu, Oskar, un des deux flics antillais, monta pour lui dire qu'on y allait.

Elle avait réussi à négocier avec Anita, la veille. «Madame Van Dyke… si c'est samedi que les avocats de ma mère vont me reprendre, vous me laisseriez faire une petite sortie en ville, l'après-midi», lui avait-elle demandé sur un ton presque suppliant. Cela avait marché. Ils déjeunèrent dans un petit restaurant nordique du centre-ville, puis Alice se décida pour aller voir un film de sciencefiction au Cannon Tuschinsky. Les deux flics se tapèrent Alien 3 dans un silence religieux de gosses fascinés, puis vers cinq heures et demie, Alice demanda à aller au grand supermarché de l'avenue.