Les flics garèrent la voiture à deux rues du centre commercial et ils encadrèrent Alice sur le trottoir, sans ostentation. Alice sentait battre le sac de sport dans son dos, et son cœur dans la prison de sa poitrine. Elle marchait toute droite vers son futur, vers les grandes galeries où elle pourrait mettre son plan à exécution.
Elle n'avait pas droit à l'erreur. Elle en avait assez commis comme cela.
Elle était pleine d'une détermination farouche lorsqu'elle poussa la porte de verre du magasin.
La chaleur lui explosa au visage. Il y avait du monde. Assez de monde pour faire une foule. Pas trop pour qu'elle ne fût pas compacte et infranchissable. Alice déambula au rez-de-chaussée, s'arrêtant pour regarder bijoux et parfums, foulards de soies et cravates, revenant sur ses pas pour s'offrir une petite bague, entraînant les deux flics antillais qui la suivaient séparément à quelques mètres, l'air de rien, dans une danse compliquée autour des rayonnages.
Puis elle monta au premier par l'escalator, les jeux vidéo, les ordinateurs et l'électroménager, puis au deuxième, aux rayons livres, disques et hifi.
Les deux flics s'arrêtèrent devant les murs de magnétoscopes et de platines laser. Alice dériva lentement vers le rayon livres. Oskar tourna la tête pour voir où elle était mais elle lui fit un petit signe amical, l'air de dire «tout va bien, je regarde juste quelques bouquins».
Oskar et Julian se retrouvèrent rapidement au rayon des disques laser et elle put les voir comparer des disques de reggae et de salsa.
Les rayons de la librairie couraient jusqu'à l'escalier mécanique. Il y avait peu de monde dans cette partie du magasin, quelques personnes qui furetaient autour des ouvrages. Alice feuilleta négligemment quelques livres tout en glissant vers la rampe de couleur bleue. Lorsqu'elle ouvrit Le grand sommeil de Raymond Chandler, elle n'en était plus qu'à quelques mètres. Oskar et Julian étaient plongés dans l'intégrale de Bob Marley. Alice reposa le livre en suspendant sa respiration. Son cœur envoyait des paquets de sang et d'émotion à son cerveau. La chaleur du magasin devenait torride et elle sentit des gouttes de sueur perler à son front et le long de son cou.
Allez, un dernier effort.
Elle glissa jusqu'à l'extrémité du rayonnage, trouva Asimov et Aldiss, des collections de sciencefiction de poche dont elle ne perçut que les couvertures colorées, dans un kaléidoscope violacé.
Elle jeta un ultime coup d'œil à Oskar et Julian dont les têtes dépassaient des bacs de disques, à deux ou trois rangées d'elle. Elle les voyait de profil et, lorsqu'ils se penchaient vers l'intérieur des bacs, le sommet de leur crâne disparaissait pour quelques instants. Julian lui jeta un coup d'œil et elle lui envoya un sourire forcé en reposant Fondation foudroyée. La tête noire du flic replongea à la rencontre de Jimmy Cliff.
Alice n'attendit qu'une fraction de seconde. Le temps que sa poitrine se remplisse et qu'elle envoie le message à ses jambes. Elle se retourna et, le plus calmement qu'elle put, fit le tour de la rampe agrippant sa main au caoutchouc noir. Elle se propulsa entre deux couples d'âge mûr qui s'avançaient sur les marches métalliques puis doubla la femme de devant et descendit l'escalator en se faufilant entre deux ménagères.
Premier étage. Alice empoigna la rampe de l'escalator et bondit sur la volée de marches qui descendait vers le rez-de-chaussée. Elle bouscula un vieillard et marmonna une excuse. Devant elle, la perspective scintillante de l'escalator plongeait vers les étalages vitrés de la parfumerie. Les marques françaises de parfums formaient une fresque d'arabesques lumineuses et les flacons luisaient de mille nuances d'ambre et de vert. Mais Alice n'avait d'yeux que pour la petite pancarte qui indiquait la sortie. Elle fonça entre deux rangées de cosmétiques qui miroitaient derrière leurs parois de verre. À l'autre bout du magasin elle discerna une vague lumière bleue derrière des portes battantes. Elle força la cadence et vit les étalages de parfums faire place aux montres et bijoux. Il y avait du monde ici et la foule devint plus dense. Alice se faufila difficilement entre les femmes vêtues de fourrures, aux lèvres outrageusement maquillées et aux coiffures sophistiquées. La foule était encore plus dense juste derrière, et Alice força le passage sans trop de ménagement.
Ralentie dans sa course, Alice discerna des détails dans la danse absurde qui la bloquait à quelques mètres de la liberté. Les énormes boucles d’oreille en or d'une jeune femme élégante, au visage fermé, devant un étalage de montres suisses aux prix faramineux. L'éclat du néon sur l'acier gris, l'or et le vermeil. La silhouette derrière la vitre, de l'autre côté. Le costume gris aux reflets soyeux.
Le visage de l'homme, luisant sous la lumière crue. Son crâne chauve, lisse et net comme une boule de billard. Ses épaisses moustaches, tombant à la turque. Les disques noirs qui masquaient son regard…
Seigneur, tressaillit Alice, croyant défaillir de terreur, plongeant dans la foule dans un sursaut instinctif… l'homme aux moustaches et aux lunettes noires, le chauve dont m'à parlé Anita…
Elle ne voulut même pas essayer de deviner si l'homme l'avait vue ou non.
Elle courut sans se retourner comme dans un décor de cauchemar vers les portes de verre de la sortie.
Elle aperçut une portion de ciel bleu électrique et la lumière de l'après-midi qui tombait sur les toits des voitures garées devant le magasin.
Au même instant, elle reconnut la voiture japonaise et la silhouette qui se tenait au volant juste devant le trottoir.
Koesler.
Le profil fixait le vide quelque part devant lui.
Alice dérapa sur le revêtement de plastique et elle sentit son corps basculer, perdre tout sens de l'équilibre. Elle atterrit de tout son long en poussant un petit cri étouffé. La douleur irradiait de ses genoux et de son bras droit.
Lorsqu'elle se redressa elle aperçut quelques silhouettes figées autour d'elle. Dans un voile cotonneux elle entendit une voix de femme: «Ça va mon enfant?»
Mais ses yeux plongeaient déjà derrière la porte, de verre, faisant abstraction du reste de l'univers Et ce qu'elle y vit la trempa d'une terreur glacée.
Koesler. Le regard froid de Koesler qui la fixait. Il y avait comme de la stupéfaction dans ce regard. Ainsi qu'une détermination à toute épreuve.
Alice réagit instinctivement. Dans un hoquet affolé elle partit sur la droite, vers les foulards Hermès et les cravates Gucci, vers une sortie latérale, dont elle apercevait les grooms cuivrés, là-bas.
Elle courut furieusement entre les étalages et elle entendit nettement le bruit de la chute d'un présentoir de cravates derrière elle.
En slalomant entre deux bacs remplis de pullovers, elle put se retourner, un bref instant.
Là-bas, sous l'enseigne Benetton, le chauve aux lunettes noires courait vers elle, à petites foulées. Elle aperçut un homme à une bonne dizaine de mètres derrière lui, qui faisait volte-face. Son teint hâlé et ses yeux légèrement bridés suffirent à Alice pour l'identifier. L'Indonésien.
Elle se propulsa dans la rangée de bacs à tee-shirts.
Elle atteignait les portes. Elle bondit vers la paroi de verre et ses petites mains moites laissèrent une empreinte collante lorsqu'elles s'écrasèrent sur la vitre. L'air frais l'enveloppa instantanément.
Elle dérapa sur la droite, dans la direction opposée à la voiture de Koesler.
Au même instant, elle jeta un ultime coup d'œil à l'intérieur du magasin. Elle détalait déjà sur le trottoir. Mais elle avait eu le temps de discerner que quelque chose d'anormal était en train de se produire. Le chauve lui tournait le dos et il tenait un gros pistolet dans sa main…
C'est tout ce qu'elle vit nettement, mais alors qu elle commençait sa course éperdue dans la foule du soir, elle entendit nettement le bruit des déflagrations.
Elle savait pertinemment que c'étaient des coups de feu qu'on tirait, là.
C'est Oskar qui se rendit compte le premier que la môme avait disparu.
Il venait de reposer un vinyl de Peter Tosh dans son bac lorsque, en relevant la tête vers les rayons de livres, il s'aperçut qu'Alice n'y était plus. Il lui fallut moins d'une seconde pour comprendre la globalité de la situation. Il empoigna Julian et plein d'une sourde angoisse l'entraîna vers le dernier endroit où il l' avait vue:
– Elle est plus là, Julian, merde…
Julian tourna la tête en tous sens comme un périscope cherchant à détecter la petite silhouette en bleu marine.
Ils fonçaient le long des rayonnages de bouquins.
– Où tu l'as vue en dernier Julian?
– Là-bas au bout du rayon…
Oskar pressa encore le pas.
– Merde merde, Anita va nous tuer… Putain de merde.
Julian ne répondit rien.
Ils arrivèrent à l'extrémité du rayon et firent le tour de la cage d'escalier mécanique en dérapant sur le sol glissant.
– Tu la vois?
– Non j'vois rien… elle est pas là…
Oskar fit volte-face et observa l'escalator qui déroulait ses marches mobiles vers les étages inférieurs. Son instinct lui fit comprendre ce qui s'était passé.