– Merde.
Il se précipita sur la volée de métal qui résonna lourdement.
– Julian, amène-toi, elle est descendue. Elle s'est barrée…
Il criait presque.
Julian bouscula un groupe de touristes et se précipita à sa suite.
Arrivé au bas des marches, Oskar envoya valser un couple de teenagers en pivotant d'ùn seul trait pour attraper la rampe qui menait au rez-de-chaussée.
Il était déjà en bas, entre les bacs vitrés de la parfumerie lorsque Julian déboula à son tour au sommet du dernier escalier.
Oskar cherchait de tous côtés, planté au croisement de deux allées. La foule était plus compacte qu'au deuxième, ici. Ça ne serait pas du gâteau. Julian le rejoignit et, du haut de son bon mètre quatre-vingt-dix, discerna quelque chose à l'autre bout du magasin.
– Y's'pass'quekchose là-bas.
Il prenait Oskar par le bras et lui montrait un mouvement et un attroupement plus loin, en direction d'une des sorties.
– Qu'est-ce que…
Oskar et Julian se dirigèrent à bonnes foulées vers les stands de montres Timex, Cartier, Rolex. Ils se séparèrent afin de couvrir un peu plus d'espace, dans deux rangées parallèles.
En fonçant vers la sortie principale ils rencontrèrent une foule de plus en plus dense et ils se cognèrent sans ménagement à de multiples personnes.
Au même instant, un bruit violent leur parvint. Des objets tombant par terre. Oskar menait la marche, par le hasard de la distribution des obstacles humains parsemés sur leur route.
C’est en débouchant sur une allée perpendiculaire qu'Oskar visualisa la situation dans son ensemble. Il n'y avait personne de blond, de sexe féminin et âgé de douze ans à la sortie principale. En revanche, là-bas sur sa droite, vers une sortie latérale, dans un endroit presque désert une petite forme blonde bondissait entre les bacs.
Et devant lui, à quelques mètres tout au plus, un homme marchait à une cadence diablement vive vers la même sortie. Un homme vêtu de gris et dont le crâne chauve luisait sous la lumière.
Oskar avait eu l'occasion de lire les rapports d'Anita et la mention d'un homme chauve aux lunettes noires et portant moustache, sûrement prénommé Johann, lui revint en mémoire. Sans savoir qu'un autre événement se préparait dans son dos, il fonça à la poursuite de l'homme en mettant la main sur la crosse du 9 mm, sous sa veste.
Oskar vit Alice se précipiter vers la porte et l'homme devant lui presser le pas.
Il tenta le tout pour le tout:
– Johann? cria-t-il dans l'espace saturé de néon. Johann arrête-toi!
Il vit l'homme se retourner, surpris, en ralentissant le pas.
Et les disques noirs ne trahirent aucune émotion lorsqu'il se figea et mit la main à l'intérieur de sa veste, avec une vélocité incroyable. Il écarta violemment une vieille et élégante dame qui partit à la renverse dans un bac de blue-jeans et sa main réapparaissait déjà, armée d'un solide automatique noir.
Oskar dérapa sur les dalles glissantes en se précipitant sur le côté. Sa main tenait fermement le pistolet mais sa perte d'équilibre lui coûta la précision.
Au moment où il fit feu, le chauve moustachu aux lunettes tirait lui aussi.
La balle d'Oskar passa à dix centimètres à droite de la moustache, traversa une peluche publicitaire et alla se perdre vers le plafond.
Celles de Johann allèrent se loger dans sa jambe et son épaule droites, faisant exploser des geysers de sang qui éclaboussèrent le sol et les bacs de lingerie féminine.
Oskar s'effondra dans une masse de soutiens-gorge blancs et soyeux alors que des hurlements jaillissaient de tous côtés et que d'autres coups de feu éclataient de partout, vacarme de fusillade amplifié par l'écho naturel du magasin.
Sa tête heurta quelque chose de dur et la douleur le recouvrit quelques instants d'un voile éblouissant.
Lorsqu'il put prendre à nouveau pleinement conscience de la situation, il régnait un silence de mort dans tout le supermarché. Seule la musique d'ambiance égrenait sa rumba synthétique, imperturbable.
Sa jambe pissait le sang comme jamais il ne l'aurait cru possible et la souffrance lui injectait des spirales nauséeuses jusqu'au plus profond de lui-même. Son épaule était fracassée et trempée d'un liquide chaud et poisseux.
Il se rendit compte que sa jambe était transpercée de part en part en deux points. Deux fois une balle était entrée et ressortie. En deux endroits, un énorme orifice débordait d'un sang chaud et bouillonnant à l'arrière de sa cuisse. Il y avait un écart de plusieurs centimètres dans le sens de la hauteur à chaque fois entre les points d'impacts et les trous de sortie des balles. Et Oskar savait qu'entre les deux points, les balles avaient dû provoquer de serieux dégâts, en zigzagant dans la chair et les os. Le fer rouge qu'on lui enfonça dans la jambe à cet instant précis le fit basculer dans le puits noir de l'inconscience.
Il ne savait pas encore qu'il n'était qu'à quelques mètres du cadavre de Julian.
Lorsque Julian avait vu Oskar changer de direction tout d'un coup, il avait eu un instant d'étonnement. Pourquoi n'allait-il pas vers la sortie, nom de dieu?
Oskar courait à petites foulées à cinq ou six bons mètres devant lui, dans la rangée à sa droite.
Et là, au croisement avec une allée principale il venait de glisser et de foncer vers l'autre côté du magasin.
Julian se faufila difficilement dans la foule qui encombrait sa rangée à cet endroit.
Il allait déboucher sur l'allée, étonnamment déserte à cet instant, lorsqu'il vit passer un homme de type malais devant lui. L'homme courait presque et, abasourdi, Julian aperçut la masse instantanément reconnaissable d'un pistolet, dévoilée par le mouvement de la veste noire et ample qui s'écarta de la ceinture.
Julian plongea instinctivement sa main sous l'aisselle.
Au même moment, à douze mètres de là, Oskar fit un truc incompréhensible.
Julian avait les trois hommes en perspective devant lui lorsque l'événement survint.
La voix d'Oskar claqua dans le magasin:
– Johann, cria-t-il, Johann arrête-toi!
Aussitôt un type qui marchait à toute vitesse devant Oskar se retourna et… Nom de dieu.
Julian vit les trois mouvements dans un jet violent d'adrénaline.
Le chauve aux lunettes noires. Oskar. L’Indonésien. Tous trois portant presque simultanément la main à leur arme.
Il entra dans un rêve. Un rêve où il s'entendit jeter froidement au type en noir devant lui:
– Bouge pas connard, Police.
Au même instant, son Beretta jaillissait de son étui et se pointait devant lui, dans ses mains croisées sur la crosse, droit sur le dos du mec.
Mais les choses avaient accéléré plus loin. Le chauve pointait son arme sur Oskar qui dérapait sur les dalles, dans un bac de linge.
Un énorme double bang résonna dans le magasin.
Des éclairs et de la fumée.
Tout se déroula alors comme dans un ballet curieusement agencé.
Devant lui, l'homme en noir s'écartait brutalement sur le côté, tout en s'affaissant dans un geste pivotant qui le découvrit, armé d'un gros automatique étincelant.
Julian ne vit plus que la lueur de l'arme qui se pointait sur lui.
Son geste réflexe était déjà entamé.
Son Beretta se déplaçait sur le côté, comme une machine autonome dotée de perceptions propres. L’arme ennemie n'était pas encore sur lui, simple fantôme de métal en mouvement lorsque son viseur se stabilisa sur la poitrine de l'Indonésien.
L'arme tressauta dans sa main lorsqu'elle fit feu, deux fois, se relevant légèrement dans une corolle de fumée.
Deux étoiles vermeilles éclataient sur la chemise pastel de l'homme qui basculait contre un rayonnage de jeux de société. Sa tête fit s'effondrer une pile de Monopoly qui déversèrent leurs faux billets, leurs cartes de propriétés et les cubes rouges et verts des immeubles, dans un bruit qui lui parut lointain.
Déjà son regard se portait devant lui.
Il vit la silhouette vêtue de gris là-bas, à trois ou quatre mètres d'Oskar.
Oskar qui roulait dans un amas de linge et de plastique pulvérisé.
Devant la silhouette il y avait un nuage gris, au bout de son poing.
La balle qui le frappa en plein bassin arriva juste après le bruit de la détonation. Dans une nova de douleur.
Julian se sentit partir en arrière et ses jambes, surtout la droite, s'affaissèrent sous son poids.
Son corps tomba sur le côté et il fit l'effort de stabiliser son arme, qu'il tendait toujours devant lui, dans ses deux mains, soudées au plastique de la crosse.
Sa vision était oblique, comme une caméra renversée sur un côté et il tenta de fixer la silhouette grise qui déjà refluait en arrière.
Julian vit le tube noir de son arme trembler autour de l'ombre en mouvement et il appuya férocement sur la détente, plusieurs fois.
Presque aussitôt il aperçut un mouvement saccadé chez l'homme. Il l'avait touché, pensa Julian. Il entreprit de rouler sur le côté mais fut stoppé dans son élan par la vague de souffrance qui explosa de son bassin fracturé et le tétanisa sur place.