Elle hocha un non ténu. Très ténu, pensa-t-il.
Une fugueuse sûrement. Il fallait jouer serré avec ce qu'il avait sur lui, et dans le coffre.
– Bon… Écoute, on ne peut pas rester là, tu risques de te faire… repérer. Tu serais d'accord pour qu'on bouge, là, tout de suite?
– Oui, émit-elle faiblement du chef.
– O.K., tu aurais une préférence?
Toorop perçut comme un voile prendre possession du regard bleu, un film de larmes ou quelque chose de profondément intérieur.
Oui, de la tête encore, faiblement.
– Tu veux bien me dire où?
Il gardait un ton calme et attentionné.
– Oui… au Portugal, répondit-elle d'une voix faible mais étonnamment ferme.
Toorop fixa la môme avec un intérêt qu'il ne chercha même pas à cacher.
– Au Portugal, dit-il en sortant les clés de son blouson. Rien que ça.
Il enficha les clés dans le Neiman et mit en marche le moteur de la Volvo.
– Bon, écoute, je te propose, déjà, qu'on roule jusqu'au Beatrix Park, je t'offre un cornet de frites et on discute de tout cela calmement, d'accord?
La jeune fille se blottit dans la banquette et plaça instinctivement la couverture navajo sur ses genoux.
– D'accord, dit-elle, puis tandis qu'il passait en première et manœuvrait pour partir:
– Je prendrai un Coca aussi…
Il jeta un coup d'œil au rétroviseur et leurs regards se croisèrent, l'espace d'un instant. Toorop vit un vague sourire éclairer ses traits. Une petite pointe d'humour.
– Dis-moi quel est ton nom au fait? lança-t-il au rétroviseur.
– Alice, répondit la voix derrière lui.
– Enchanté, Alice.
Puis:
– Moi c'est Hugo.
Il prit à gauche et fonça vers l'ouest, vers le Beatrix Park.
Au bout d'un moment il mit la radio et la trompette de Miles Davis s'éleva dans l'habitacle.
Il alluma une cigarette. Il la sentait se détendre peu à peu, derrière lui. Il ne dit pas un mot pendant le voyage, Alice non plus. À côté de l'entrée du parc, l'arriière d'une camionnette blanche apparut dans le pare-brise. Sur le côté du véhicule, il repéra le comptoir caractéristique. Il décida de s'arrêter, là, tout de suite, afin qu'Alice reste hors de vue du marchand de frites. Il achevait de se garer le long des grilles lorsque la petite voix résonna derrière sa nuque.
– Dites-moi, monsieur, vous êtes policier? Il y avait une intonation d'attente particulière dans sa voix. Une attente critique, décela-t-il.
Pour une raison qui lui parut obscure sur le moment, il décida de dire la vérité tout de suite à enfant:
– Non… je ne suis pas flic…
Il fut surpris de la célérité avec laquelle elle enchaîna:
– Si vous n'êtes pas policier vous êtes quoi alors, avec votre pistolet?
Il soupira. Évidemment. Ça, c'était quand même un détail dont elle se souviendrait inévitablement.
Il éteignit le moteur. Alluma une autre cigarette et réfléchit à sa réponse.
Dire une partie de la vérité, mais rester flou.
– Je travaille pour une organisation internationale…
Un silence, puis:
– Une organisation internationale? L'ONU? Quelque chose comme…
– Écoute Alice, l'interrompit Toorop sans vraiment percevoir l'intense intérêt qui étincelait dans le regard bleu… Maintenant c'est moi qui vais poser les questions, d'accord?
Alice se tut. Et baissa les yeux. Il y avait un peu de rose sur ses joues pâles.
– Ne le prends pas mal, enchaîna-t-il, plus doucement, mais il faut que je sache ce qui t'arrive si tu veux que je puisse t'aider et en attendant…
Il ouvrit sa portière.
– On va aller s'offrir le cornet de frites dont on parlait tout à l'heure.
Il transmit un petit sourire complice à la jeune fugueuse.
Le visage encadré de blond s'éclaira à son tour et dans un souffle elle lança:
– Et un Coca.
Elle tenta de s'extirper du véhicule pour rejoindre ce grand type aux cheveux noirs, qui possédait un pistolet. Mais celui-ci lui barra le passage, bloquant la portière.
– Ouais, laissa-t-il tomber, et un Coca. Mais toi, tu restes dans la voiture.
Son ton était sans appel.
Lorsqu'il revint avec le sac brun rempli de boissons en canettes et de cornets de frites, Alice se jeta avidement sur la nourriture. Assis le dos à la portière, l'homme qui s'appelait Hugo et qui travaillait pour une mystérieuse organisation internationale, entama sans mot dire son repas, lui aussi.
– Bon, laissa-t-il tomber au bout d'un moment. Maintenant dis-moi la vérité… Les hommes dans le van rouge ce sont des gens de ta famille, n'est-ce pas?
Alice déglutit difficilement.
– Oui, répondit-elle nerveusement, mais ma mère est très méchante… et… et je ne m'entends plus avec elle…
Puis dans le silence de l'habitacle:
– Je veux rejoindre mon père au Portugal… Mais si vous voulez bien simplement m'emmener jusqu'à la gare d'Utrecht, par exemple… ce serait fantastique, monsieur…
– Appelle-moi Hugo, je t'ai dit.
Sa voix avait été plus coupante qu'il ne l'aurait voulu.
Bon sang de bonsoir, dans quelle galère s'était-il encore fourré? Pourquoi ne lui avait-il pas dit de descendre tout à l'heure, quand il l'avait trouvée?
Il soupira. Sans doute à cause du même genre de sentiment qui l'avait emmené au cœur des Balkans. Et merde, et maintenant, hein? Que faire? pensait-il, déjà résigné, en fait, aux risques fous et inutiles qu'il allait prendre.
Il termina son cornet de frites et sa Heineken, attendit qu'Alice ait terminé, mit le tout dans le sac de papier brun qu'il posa sur le siège passager et démarra la Volvo. Il s'entendit couvrir le ronronnement du moteur:
– Utrecht n'est qu'à quarante kilomètres… Je t'y emmène.
Il n'eut que le concerto des cylindres comme réponse.
Toorop rejoignit l'Europa Plein puis l'autoroute A2, vers Utrecht et Arnhem.
Quelque chose commençait à le tenailler sournoisement. Il avait l'impression que la môme ne lui avait livré qu'une part de la vérité. Une part minime. Qui cachait autre chose. L'impression était plus tangible à chaque instant.
Au bout d'un petit quart d'heure, il se rendit compte qu'un léger ronflement rythmait le son du moteur, derrière lui. Il jeta un bref coup d'œil par-dessus son épaule pour se rendre compte que la fillette s'était endormie, sous la couverture colorée. Elle semblait détendue dans son sommeil et un petit sourire tout à fait enfantin arquait ses lèvres.
Merde, pensa Hugo en se retournant vers la bande noire de l'autoroute. Dire que j'ai survécu à tout ça pour faire une telle connerie…
Il se doutait déjà de ce qui allait arriver.
Alice n'aurait su dire ce qui l'avait finalement réveillée. Sans doute l'éclairage dur et froid qui tombait par la portière et qui l'éblouissait. Peut-être l'odeur d'essence aussi, et le bruit régulier, organique, qui rythmait doucement la voiture, comme une mystérieuse pompe, un cœur qui battait doucement, caché sous l'écran de l'univers.
Elle prit conscience qu'ils étaient à l'arrêt dans une station-service. En levant la tête elle put apercevoir une moitié de la silhouette, la main tendue vers le réservoir de la voiture. Le vieux blouson de teddy-boy noir et blanc, aux armes des Los Angeles Raiders.
Elle aperçut la danse orange des leds digitales qui basculaient sur leurs bandes noires. À la même seconde, la danse se figea sur le chiffre de trente-trois litres et quelques dixièmes et la pulsation régulière stoppa. Elle entendit un bruit métallique et vit le blouson bicolore s'approcher de la gueule rectangulaire de la pompe. Son bras était armé du tube brillant qu'il enclencha dans la machine, avec un claquement sec.
Alice le vit faire le tour de la voiture, par la lunette arrière, puis ouvrir la portière et se mettre au volant. Elle s'étira doucement sur la banquette.
Elle n'arrivait pas à saisir exactement pourquoi, mais une étrange sensation de sécurité l'envahissait. Une douce plénitude, qu'elle n'avait pas connue depuis très longtemps.
Stupéfaite devant cette révélation soudaine, elle comprit que l'homme… oui c'était ça, jouait le rôle de son père. Un rôle provisoire. Mais qui faisait du bien. Elle supposa que cela devait certainement faire partie des mystérieuses clés de cette science au nom prédestiné, psychanalyse, qu'il lui faudrait étudier au plus vite… un jour.
Il gara la voiture sur le parking, à moins de vingt mètres de la caisse. Il se retourna vers elle et se rendit compte qu'elle était réveillée.
– O.K., dit-il avec un léger sourire. Bien dormi?
Alice émit un oui étouffé de sommeil et de cette nouvelle sensation de satisfaction.
– Bon, on va aller manger un morceau et boire une boisson chaude…
C’est à cet instant qu'Alice se réveilla tout à fait et prit pleinement conscience de la réalité.
Son regard percuta la petite horloge de bord.
Seigneur, tressaillit-elle, 23 heures 01.