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Hugo détecta une mauvaise vibration en provenance des types et il les détailla rapidement et systematiquement, un grand en costume gris, avec un pull bleu, de vagues cheveux longs ondulés en une fine couche sur son crâne luisant et dégarni au sommet, des lunettes rondes, un nez d'aigle, des yeux sans couleur. Un autre, plus petit, plus râblé, méditerranéen, cheveux bruns vaguement frisés, yeux très noirs, vraisemblablement musclé, veste marron à chevrons, blue-jeans et chaussures de sport. Ils se plantèrent près des caisses et se mirent à sonder la salle du regard. Les deux types avaient des yeux qu'Hugo n'aima pas du tout.

Et surtout pas quand ils se posèrent sur Alice.

Celle-ci se tenait de profil pour eux et à la soudaine fixité de leurs traits, Hugo ne pouvait conclure qu'une seule chose: ils la connaissaient. Ils la reconnaissaient.

Et qui donc, hein, sinon des clones de l'équipage du Chrysler?

D'autres types donc. Ce qui voulait dire au moins cinq hommes lancés à la poursuite de l'enfant. Des types qui émettaient des ondes d'une rare brutalité, dans un pays où purification ethnique et folie totalitaire n'étaient pas encore règle commune.

Il discerna les vagues bosses que faisaient leurs armes, planquées sous leurs aisselles.

Dangereux. Toorop n'eut besoin que d'un bref coup d'œil pour jauger l'ensemble de la situation. Il fit aussitôt semblant de poser son regard ailleurs, tout en les gardant à la périphérie de sa vision.

Il ne fit aucun geste pouvant être mal interprété, comme mettre sa main sous son blouson. Les types l'avaient vu avec Alice et à leur tour ils se mettaient en mouvement, à la recherche d'une place qui ne soit pas trop mauvaise.

Il sut très exactement quoi faire.

Il comptait sur son propre sang-froid, ce qui était risqué, et sur le fait que les types ne soient pas des dingos camés de violence, qu'ils hésiteraient sans doute à intervenir là, devant une vingtaine de personnes, ce qui était également risqué en cette année de grâce 1993…

Il était à côté de l'autre sortie, celle du fond, le dos à un large pilier de béton recouvert partiellement d'un vague lambris de faux bois en plastique. La sortie, c'était une porte de verre, là, à trois mètres sur sa gauche. Un jeune couple l'avait utilisée tout à l'heure et la porte s'ouvrait dans le bon sens, c'est-à-dire qu'il n'aurait qu'à pousser dessus.

Maintenant, il fallait aussi parier sur le sang-froid de la petite.

Mais la manière dont elle se conduisait depuis le départ traduisait une rare force de caractère. Sa planque sous la banquette de la Volvo, improvisée et géniale, le révélait parfaitement.

Il mit en jeu son existence et la sienne sur cette simple intuition. Il réussissait à capter les regards des deux mecs qui sirotaient leurs bières mécaniquement, à l'autre bout de la salle, sans jamais s'appesantir sur eux.

D'un air absolument détaché et naturel, il se tourna vers Alice.

– Dis-moi Alice, as-tu ce qu'on appelle du sang froid?

Alice le regarda sans comprendre.

Toujours calme et souriant et après avoir lampé une dernière goutte de Tuborg, Hugo lui souffla, bien nettement:

– Voilà, tu vas faire très exactement ce que je vais te dire, d'accord?

Sa voix était d'une intensité magnétique et Alice opina du chef, hypnotisée.

Au signal convenu, Alice s'éjecta de sa chaise et rejoignit Hugo qui ouvrait la porte et la propulsait à l'air libre, en appliquant sa main sur une de ses épaules.

Elle était arrivée à dominer sa peur et à jeter un bref coup d'œil aux deux hommes qui déjà sortaient la monnaie de leurs poches et s'apprêtaient à les suivre, mais elle ne les avait pas reconnus.

Ils dévalèrent les quelques marches qui descendaient du petit quai de béton et Alice se rendit compte que la main d'Hugo ne relâchait pas son épaule. Ni crispée, ni moite, ni fébrile…

Il la força à une marche rapide pour ses petites jambes mais sa démarche à lui était tout à fait retenue.

Elle eut bien l'impression d'entendre le bruit de la porte, et un crescendo de la musique d'ambiance, mais elle avait bien trop peur pour se retourner.

Elle se blottit d'instinct contre le gros blouson de feutre et de cuir.

La voiture n'était pas loin. Il la poussa pourtant fermement sur les derniers mètres.

Arrivés près de l’arrière de la Volvo grise, il bippa sur une petite boîte noire et il lui souffla:

– Tu montes derrière et tu t'allonges sur la banquette.

Il la poussa vers la portière, la lui ouvrit au passage et s'engouffra derrière le volant.

Alice monta prestement à l'arrière.

Déjà la voiture faisait une marche arrière rapide et étonnamment silencieuse puis obliquait et avançait vers la sortie.

Toorop dut passer sur un côté de la cafétéria pour accéder à la bretelle d'accès à l'autoroute. Alice put voir le premier homme ouvrir sa portière avant que le mur du bâtiment ne les cache à sa vue.

Hugo faisait gronder le moteur de la voiture.

Une puissante accélération la colla au dossier.

– Allonge-toi sur la banquette, je t'ai dit.

La voix avait claqué sèchement, comme un simple ordre vital qu'il fallait suivre si l'on voulait survivre. On ne rigolait plus maintenant.

Elle se coucha sur un côté et contempla le paysage mécanique de l'autoroute défiler par la vitre de la portière.

– Il va falloir que je les sème, résonna la voix par-dessus le vrombissement du puissant moteur suédois… Ça secouera peut-être un peu…

Alice vit le paysage de lampadaires, de rambardes et de pelouses accélérer, de manière croissante, et finalement vertigineuse.

Elle préférait être couchée, tout compte fait. Elle aurait détesté voir quel chiffre pointait l'aiguille de l'indicateur de vitesse.

Toorop savait qu'il était risqué de faire une telle pointe de vitesse sur une alltoronte si proche de la frontière, mais il n'avait pas le choix. Il n'avait pas du tout envie de se colleter avec deux ou trois types armés et sûrement dangereux.

Il alluma le détecteur de radar.

La Volvo, un véhicule amélioré par Vitali (ce qui signifiait des performances notables), vrombissait dans la furieuse cadence du six cylindres gonflé, et Toorop se surprit à encore être capable de réfléchir, alors que dans le rétroviseur deux points blancs lumineux surgissaient à leur tour sur l'autoroute.

Cette fugue. Ce n'est pas une fugue normale. Ce ne sont pas des types nonnaux, et cette fille n'est sans doute pas tout à fait normale.

Il pensa aussitôt à la mère de la môme. Ma mère est une femme méchante avait dit Alice. Le mot «méchante» prenait un sens assez précis quand on envoyait un hit-squad à la recherche de son enfant. Il comprit aussitôt qu'il venait de s'embarquer dans une histoire obscure et inattendue, anormale et sans doute dangereuse.

Son pied écrasa l'accélérateur. Il venait de passer en cinquième. L'aiguille monta tranquillement vers la stratosphère. 200, 210, 220… Jamais il n'avait conduit si vite. Bien que les trains soient en alliages spéciaux et les suspensions renforcées, des vibrations commencèrent à faire trépider le volant entre ses mains.

L'aiguille avait largement dépassé le dernier chiffre, 220, et elle se perdait dans les limbes noir et violet du compteur, au-delà de l'ultime graduation du cercle blanc. Le tableau de bord brillait de ses lumières fluos, cockpit d'avion imaginaire, rose, pourpre et vert.

Le volant tapait contre ses doigts. La bande de l'autoroute défilait sous le capot, avalée par l'acier et les roues, comme un fleuve de lumière noire. Les lampadaires dessinaient leurs hautes silhouettes de sauterelles métalliques aux énormes yeux globuleux et lumineux. Les pelouses avaient la couleur d'un stade de nuit. Les tunnels devinrent les boyaux organiques d'un monstre aux sphincters colossaux. Les rambardes luisaient comme des barrières purement magnétiques. Le béton était lissé par la vitesse. L'acier gris du capot miroitait de mille reflets, éclats et irisations, comme une bulle de savon cinétique.

Il vit disparaître peu à peu les deux points blancs, ne les apercevant plus que par intermittence, puis les perdant tout à fait à la faveur d'une pente assez longue, rarissime dans ce coin de Belgique flamande. Une pente où le puissant turbo montra toutes ses capacités. La Volvo ne décéléra que de dix kilomètres à l'heure, en bout de course, au sommet de la butte. Il lança la voiture sur l'autre versant, comme un avion de chasse en piqué.

L'univers s'emplit du rugissement du moteur, on se serait cru dans une cabine Apollo au décollage.

Il entendit un choc sourd derrière lui et il prit conscience qu'Alice avait roulé à terre.

Il se concentra néanmoins sur la ligne droite qui se perdait vers l'horizon obscur, au bas de la côte.

Il venait de voir quelque chose qui tombait à pic.

Le plan se combina dans sa tête en une fraction de seconde. Il avait assez d'avance pour l'entreprendre.

Il les sèmerait.

Il arrivait au bas de la pente. L'auto rugit en abordant le plat.