Trois ou quatre cents mètres devant lui, une sortie s'échappait sur la droite puis s'enroulait vers un village flamand et des bois, plongés dans l'obscurité la plus totale.
Il commença à décélérer et hurla:
– Protège ta tête!
La voiture arriva à cent soixante-dIx sur les marques d'un blanc violacé de la bretelle.
A l'approche du premier virage, deux cents mètres plus loin, il était encore à plus de cent vingt et il se résigna à écraser son pied sur la pédale de frein.
Dès le virage passé, Toorop éteignit les feux de croisement. Un deuxième lacet succédait au premier et il ralentit cette fois tout à fait, garant la voiture sur une petite voie de terre qui bordait la chaussée. Cent mètres plus loin, une allée boueuse s'enfonçait dans les arbres de la forêt. Il s'y dirigea instinctivement, tous feux éteints.
A quelques centaines de mètres, deux ou trois maisons isolées formaient les avant-postes du bourg.
Il coupa le moteur. Le silence emplit l'habitacle. Toorop se retourna sur son siège et empoigna l'automatique.
Ses yeux fixaient la lunette arrière et la route qui s'enfonçait dans les ténèbres, jusqu'au ruban illuminé de l'autoroute, masqué en partie par une longue rangée de peupliers, ombres noires sur le ciel inondé de lumière lunaire.
Alice se rétablit sur la banquette et lui jeta un regard étincelant avant de se retourner, elle aussi.
Les minutes s'écoulèrent longuement dans le silence et l'odeur de cuir.
CHAPITRE VI
À cette heure tardive, la ruche de néon vibrait encore d'une activité frénétique dans le crépitement des fax et des imprimantes, le mitraillage des machines à écrire et des claviers d'ordinateurs, la course effrénée des uniformes et des costumes de ville, des blousons en jeans et des imperméables. Les sonneries de téléphone carillonnaient sur les bureaux, créant des canons aux sonorités agaçantes et métalliques. On se serait cru dans un palais présidentiel sud-américain, alors que l'état d'urgence vient d'être décrété.
Les visages étaient graves et fermés. Aucune blague de mauvais goût ne venait rompre l'ambiance électrique. Quiconque ignorant qu'un flic avait été descendu aurait pu se pénétrer de cette réalité, tant elle était palpable.
Au dernier étage de la ruche, loin du bruit et de la fureur, dans un bureau isolé et feutré, aux lambris sombres, le juge Van der Heed, le commissaire Hassle et un type du bureau du procureur, un jeune yuppie froid et moderne, observaient Anita.
Dehors la nuit était d'une noirceur d'encre. Le bureau était chichement éclairé par la lampe du bureau, et un halogène dans le fond.
Les visages des trois hommes avaient la dureté de statues de marbre.
Le commissaire Hassle avait été prévenu à vingt heures de ce qui s'était passé, alors qu'il rentrait chez lui d'une réunion de travail avec Interpol, à La Haye. Ensuite, le juge avait été obligé d'écourter sa soirée familiale et finalement, le procureur, joint par miracle à un dîner officiel, avait dépêché un de ses substituts. Les trois hommes s'étaient entretenus près d'une heure avant de recevoir Anita.
La première demi-heure fut assez éprouvante, Elle dut livrer tous les détails de la mécanique qui avait engendré le désastre. La terrible mécanique, qui révélait toute sa responsabilité.
Elle se tenait bien droite sur sa chaise, dans l'attente de la suite.
Celle-ci vint, sous la forme d'un grognement d'ours, qui s'échappa du fauteuil du commissaire.
– Qu'est-ce que nous savons au juste de la famille Kristensen?
La voix de Hassle n'était pas tendre mais Anita savait que son supérieur lui tendait une perche, l'air de rien.
Elle se jeta sur l'occasion offerte, en lui envoyant. un merci purement mental.
– Voici toutes les informations auxquelles j'ai pu accéder légalement, dit-elle en sortant un épais dossier de son sac. Elle avait à peine appuyé sur le dernier mot.
Elle se leva à moitié pour poser la chemise beige devant le commissaire, sur le bureau.
– Il y a aussi ce que nous savons de Johann Markens, l'homme du grand magasin, ajoutat-elle aussitôt.
Puis elle enchaîna, dans un souffle:
– Nous n'avons rien encore sur!'Indonésien.
Elle se cala au plus profond de la chaise.
Le commissaire prit le dossier et le feuilleta. Le juge Van der Heed glissa de la fenêtre pour se placer derrière lui et jeter un coup d'œil aux pages que le gros flic tournait méticuleusement.
Le jeune yuppie fixait le ciel nocturne, par la fenêtre.
– Synthétisez-nous le tableau, laissa tomber Hassle en reposant le dossier ouvert sur son sous-main de cuir.
Anita comprit qu'elle allait pouvoir compenser le terrible foirage de l'après-midi, et la sévère réprimande que le commissaire avait été forcé de lui adresser devant les types du ministère, dès son entrée.
Elle comprenait que Hassle faisait tout pour qu'elle puisse s'en sortir en direct, devant les hauts représentants de l'institution judiciaire. Il lui donnait l'occasion de prouver, après cette erreur, qu'elle était une vraie professionnelle.
Elle rassembla ses esprits et se lança.
– Bon. Eva Astrid Kristensen, d'abord: trente-sept ans. Née à Zurich. Son père, Erik Kristensen, était un Danois établi en Suisse, puis aux Pays-Bas, où il s'est marié avec la riche fille d'un diamantaire hollandais établi à Anvers, Brigit Nolte. Erik Kristensen était un homme d'affaires protestant, assez austère, il a brillamment réussi dans le commerce international. Eva a hérité de la totalité de la fortune familiale il y a un peu plus de deux ans. Elle possède les affaires de son père plus d’autres, qu'elle a créées entre-temps, la liste est dans le dossier.
Elle se donna juste le temps de reprendre son souffle.
– Ensuite, Wilheim Karlheinz Brunner. Autrichien, né à Vienne il y a trente-trois ans. Fils unique d'une famille… disons, un peu à part. Sa mère est morte dès son plus jeune âge. Il a donc été élevé par son père, Martin Brunner. Bon… son père a été poursuivi en 1945, pour collaboration avec l'administration nazie en Autriche. Mais dans les années soixante, grâce à la fortune héritée de sa femme, il a pu rapidement prospérer avec le boom économique allemand. D'après ce que je sais il serait devenu fou, à la fin des années quatre-vingts. Il serait interné en Suisse, maintenant. Wilheim Brunner a dilapidé une bonne partie de l'empire économique paternel avant de rencontrer Eva Kristensen. Casinos, Côte d'Azur, stations d'hiver, hôtels de luxe… Maintenant c'est elle qui contrôle de fait ce qu'il en reste…
Anita laissa quelques secondes au commissaire pour digérer les informations. Ou plus exactement, comme le disait implicitement toute l'attitude du gros flic, selon un code perceptible par eux seuls, pour laisser le temps aux autres de le faire.
À un petit signe de tête imperceptible elle sut qu'elle pouvait reprendre:
– Brunner n'est pas le père de la petite Alice. Son père est un Anglais, vivant sans doute au Portugal et dont nous ne savons presque rien… Je reviendrai là-dessus tout à l'heure.
Anita vit le sourire que le commissaire réprimait. Ne lui avait-il pas dit un jour: «Faites gaffe Anita, les gros requins des étages supérieurs détestent les gens intelligents et brillants comme vous… Ne leur donnez jamais l'impression que vous leur faites la leçon…»?
Elle embraya aussitôt, lançant un regard complice à son supérieur:
– Johann Markens, maintenant: trente-six ans, né à Anvers, en Belgique. Condamné une seule fois, il y a une dizaine d'années, pour coups et blessures et port d'arme prohibée. Jugé deux fois pour trafic de drogue, mais jamais condamné. Il a également été interrogé pour le meurtre d'un dealer, ici à Amsterdam… Manque de preuves, à chaque fois…
Le commissaire leva un sourcil.
Anita comprit qu'il réclamait silencieusement un supplément d'informations, sur ce point précis.
– Pour le meurtre du dealer et pour la deuxième histoire de trafic d'héroïne, il a bénéficié de témoignages multiples et cohérents qui lui ont fourni des alibis absolument indéboulonnables… Il n'était pas aux Pays-Bas, à chaque fois.
Le commissaire pointa un regard intense sur elle.
Elle répondit à la question qu'elle avait lue dans ses yeux:
– Les noms de Kristensen ou de Brunner n'apparaissent pas parmi les témoins. Pourtant…
Le commissaire la pressait de continuer, du simple éclat métallique de la prunelle.
Elle prit son inspiration.
– Il est possible que certains de ces témoins aient pu être en relation avec les Kristensen. Mais nous n'avons pas encore eu le temps de vérifier…
Elle montrait par là qu'il ne s'était écoulé que quelques heures depuis la fusillade de cet après-midi et qu'elle avait néanmoins réuni les premiers éléments indispensables à une enquête digne de ce nom.
De plus, grâce à son travail d'investigation de toute la semaine passée, le couple Kristensen-Brunner commençait à être sérieusement cartographié.