Alice n'avait pas du tout aimé le ton de sa voix. Elle remercia la providence qui faisait que cet assistant grossier ne vivait pas dans la maison mais dans un appartement, pas très loin, cependant.
Les corps, se demanda-elle des jours entiers, que les corps disparaissent, qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire?
Le lendemain ou le surlendemain, elle avait surpris une autre conversation entre sa mère et Wilheim, dans le deuxième salon, celui du flipper et du billard américain, où ils s'isolaient parfois. Alice passait devant la porte entrouverte lorsqu'elle s'était arrêtée en reconnaissant les voix de ses parents.
– Je crois que ma fille n'a pas tout à fait tort quand elle pense que tu es complètement inculte, et grossier. Tu ne te rends même pas compte du fantastique développement psychique que cela procure… Le transfert d'énergie. Wilheim, le transfert d'énergie, je suis sûre que tu ne t'en rends même pas compte… Toi tu ne vois que l'aspect financier, c'est ce qui nous différenciera toujours, Wilheim, l'abîme entre l'aristocratie et une nouvelle couche de bourgeoisie juste arrivée…
– Oh je t'en prie. Eva, je j'assure, je ressens aussi ce que tu dis, surtout avec le sang…
Il s'était coupé, comme s'il avait prononcé un mot interdit, et bien qu'elle ne pût le voir, Alice savait que ses yeux imploraient la clémence de sa mère.
– Pauvre crétin, avait fini par siffler sa mère, nous reparlerons de tout ça au Studio, lundi. En attendant veille à ce que Koesler contrôle mieux son personnel à l'avenir… je ne veux pas que l'incident de l'autre jour se reproduise…
Alice se demanda si ce dont parlait sa mère avait un rapport avec le coup de téléphone de Koesler.
Et elle se demanda ce que son beau-père avait voulu dire avec le sang.
Pendant l'été, sa mère et Wilheim partirent pour une croisière en Méditerranée et ils emmenèrent Alice au mois d'août. Elle passa le temps à se balader dans les rarissimes coins isolés qu'elle put trouver aux abords des lieux de villégiature de ses parents. Saint-Tropez, Juan-les-Pins, Monaco, Marbella. Elle dévora Le loup des steppes de Hermann Hesse, Lolita de Nabokov et un traité sur la civilisation étrusque.
A la rentrée, elle déclencha un jour, pour de bon, les hostilités en affrontant sa mère sur la question de l'astrologie.
Depuis le début de l'été, les relations entre Alice et sa mère traversaient une phase soudaine de détérioration. De nombreux accrochages émaillèrent leur séjour. Les résultats d'Alice à l'école etalent pourtant devenus spectaculaires et il s'avérait certain qu'elle allait sauter une classe et passer directement en quatrième.
Ce jour-là, une ou deux semaines après la rentrée (Alice était effectivement passée en quatrième), sa mère tentait de lui expliquer ce que la position de Saturne dans la maison de Mercure, à moins que ce ne fût l'inverse, pouvait entraîner comme conséquences sur un natif du lion, comme elle-même.
Alice avait juste souri et sa mère l'avait froidement toisée:
– Pourquoi souris-tu Alice?
Alice n'avait rien répondu et sa mère avait insisté:
– Allons dis-moi ce qui te fait sourire…
– Ce n'est rien maman, avait-elle consenti à lâcher, ne désirant pas vraiment la blesser.
Mais sa mère avait persisté.
– Non je t'écoute, vraiment qu'est-ce qu'il y a de drôle là-dedans… Tu sais Àlice, tu es peut-être trop petite pour comprendre mais l'Univers est fait de forces mystérieuses qui agissent profondément sur nous…
– Maman, l'avait coupée Alice, tu sais parfaitement que je ne suis pas trop petite pour comprendre. Simplement cette conception de l'Univers est complètement dépassée, c'est une conception erronée, ça ne correspond à rien, que ce soit dans la théorie du big-bang ou de la mécanique quantique…
Alice avait entendu Wilheim marmonner quelque chose, du divan où il était vautré devant la télé comme chaque après-midi qu'il passait à la maison. Puis plus clairement:
– Big Band… Mécanique cantique? Nom de dieu c'est pas possible, mais où t'as pêché une fille comme ça, Eva?
Sa mère s'était retournée vers le canapé de cuir suédois et avait dardé un regard fulgurant sur la masse beige écroulée dans le cuir noir. Elle avait lancé d'un ton rêche et froid:
– Silence pauvre minable, ma fille est une… génie. Nous devons juste nous expliquer elle et moi… À l'avenir mêle-toi de ce qui te regarde et de ce que tu peux comprendre, d'accord?
Le silence de la résignation s'abattait sur le canapé.
Sa mère l'avait de nouveau fixée dans les yeux.
– La science «moderne» est souvent incapable d'expliquer de nombreux mystères et le zodiaque en est un…
– Oh, maman, je t'en prie, Mlle Chatarjampa m'a bien expliqué l'histoire de la création de notre système solaire… les planètes et les constellations ça n'a rien à voir avec les horoscopes…
– Qu'est-ce que cette petite Hindoue connaît au système solaire, je la paye pour t'enseigner l'anglais et les mathématiques, pas pour te bourrer la tête de…
– Maman elle est étudiante en sciences physiques. Elle sait comment le Soleil est né, et la Lune, la Terre, les planètes… ça n'a rien à voir avec les horoscopes.
– Tais-toi maintenant, avait rétorqué sèchement sa mère.
Puis sur un ton plus doux, comme à son habitude.
– Ne parlons plus de cela. Je signalerai néanmoins à Mlle Chatarjampa de bien vouloir rester à sa place et de se borner à t'enseigner l'anglais et les maths. Pour le reste…
– Mais maman, c'est une spécialiste, et en plus ça m'intéresse, j'aimerais beaucoup aller au Musée astronomique avec elle le week-end prochain.
– Il n'en est pas question…
– Oh maman tu me l'avais promis. Que je puisse sortir et faire ce que je voulais un week-end sur deux.
– Hors de question et inutile d'en reparler.
– Oh maman s'il te plaît, sois gentille, c'est très important et Mlle Chatarjampa…
– Oh dis donc Mlle Chatarjampa par-ci, Mlle Chatarjampa par-là, tu commences à me chauffer les oreilles avec cette Chatarjampa. De toute façon tu n'iras pas et je crois que je vais devoir…
Sa mère n'acheva pas sa phrase et lui sourit en réajustant ses lunettes Cartier.
– Bon nous verrons tout cela plus tard ma chérie, en attendant il faut que tu ailles faire tes devoirs.
Sans un mot Alice était montée dans sa chambre. Elle savait qu'il n'y avait plus rien à dire.
Le 8 janvier 1993, quatre mois plus tard environ, Sunya Chatarjampa ne vint pas à la maison Kristensen.
Le lendemain non plus. À Alice qui s'inquiétait, sa mère répondit qu'il ne fallait pas, qu'elle était peut-être malade, ou avait eu un empêchement familial et qu'elle appellerait sûrement bientôt.
Une semaine s'écoula, Mlle Chatarjampa n'était toujours pas revenue.
Quelque temps plus tard, un officier de police vint prendre les déclarations de ses parents. Ceux-ci envoyèrent Alice dans sa chambre et elle dut se contenter de surprendre par sa porte entrouverte des bribes de conversation qu'elle n'aima pas tellement, lorsqu'elle les comprit, comme:
– La disparition de Mlle Chatarjampa reste incompréhensible, disait le policier. C'est un ami commun de vos cuisiniers qui s'est inquiété… Cela fait trois semaines qu'elle n'est pas réapparue et sa famille du Sri Lanka n'a aucune nouvelle d'elle…
Disparition, pensa Alice.
Disparaissent, que les corps disparaissent, avait dit un jour Koesler au téléphone.
À partir de cette date, elle décida de faire la lumière sur tous ces petits détails bizarres. Et en premier lieu sur cette pièce interdite du sous-sol.
Il lui fallut des mois pour mettre au point sa stratégie mais après des manœuvres complexes elle réussit un jour à se procurer la clé de sa mère et à ouvrir la pièce. La maison était vide. Elle avait jusqu'au soir devant elle.
Alice manœuvra la serrure blindée et découvrit une pièce carrée, pas très grande, obscure, couverte de rayonnages métalliques où s'entassaient des cassettes vidéo et des cartons empilés dessous.
Elle trouva un interrupteur et un tube de néon éclaira la salle d'une lumière crue et métallique.
Alice aperçut des étiquettes blanches sur certaines cassettes. Les étiquettes portaient des noms de femmes ou des titres comme Trois françaises empalées. La culture précise et encyclopédique d'Alice lui permit de comprendre de quoi il s'agissait et l'image de violence qui avait assailli son esprit la submergea d'une vague acide.
Mais cela restait abstrait néanmoins. Elle imagina cela comme un film d'horreur interdit aux enfants, le genre de films que les adultes regardaient et qui étaient sévèrement contrôlés comme les trucs pornos vendus sous cellophane dans les sex-shops des quartiers chauds.
Elle comprit qu'il y avait ici quelque chose de honteux qui devait être camouflé aux yeux du monde, tous ces gens bronzés et creux que Wilheim et sa mère invitaient de plus en plus souvent à la maison.
Sur une étagère les étiquettes avec des noms de femmes étaient en rouge.