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– Quiça?

– Sunya Chatarjampa. C'était ma préceptrice.

– O.K. c'était ta préceptrice…

Un silence.

– Ils… Ils la tuaient sur la cassette, ils… oh mon dieu c'était horrible…

Hugo figea sa tasse à quelques centimètres de ses lèvres. Il ne dit rien et continua son geste, avalant une gorgée de café.

– On voyait ta mère sur la cassette, c'est ça?

Oui, affirma-t-elle en silence, opinant fermement du chef.

– Je vois, se contenta-t-il de laisser tomber.

Il imaginait parfaitement le truc. Depuis la fin de l'hiver, on disait que certains commandants d'unités spéciales serbes avaient ramené des vidéos, filmées au camescope, de leurs exploits dans les villages musulmans occupés. À la fin de l'opération, début avril, quand Vitali lui avait ordonné de repartir pour la France, il avait surpris Béchir et une poignée d'officiers de renseignements bosniaques avec une cassette 8 mm. Ils l'avaient saisie sur un ex-sous-off de l'armée fédérale, cadre d'une milice tchetnik qu'ils avaient fait prisonnier. Le type n'était pas en très bon état quand Hugo l'avait aperçu dans une petite salle attenante au poste de commandement de la Colonne. Mais après avoir écouté attentivement Béchir raconter ce qu'ils avaient vu sur le film, son élan de compassion fut brisé net. Béchir et les hommes du service spécial bosniaque n'avaient pas voulu lui faire visionner la bande, prétextant que le seul magnétoscope 8 mm opérationnel était à plus de trente kilomètres de là. Mais Hugo s'était douté qu'ils cherchaient juste à lui épargner d’autres horreurs.

– Faites pas chier, les mecs, avait-il sorti d'un ton froid et agacé, vous croyez que je suis venu jusqu'ici pour me faire traiter en touriste?

Béchir avait fini par céder, hochant gravement la tête.

– Si tu y tiens vraiment…

Les officiers de renseignements bosniaques tiquèrent mais ne dirent rien.

Hugo put ainsi voir une bonne demi-heure d'atrocités enchaînées comme un catalogue sanglant et malade. La cassette durait deux heures et elle était pleine, avait dit Béchir. On voyait parfois des vues de villages, avant l'attaque, puis après.

Comme un vulgaire petit reportage de vacances. Entrecoupé de viols, de tortures et de massacres. De cadavres exhibés, comme des trophées de chasse.

Le pire, avait pensé Hugo pendant le film, c'était le son, indubitablement. Il n'oublierait jamais les cris, les plaintes et les suppliques. Et surtout, il n'oublierait jamais les rires.

Quand il avait stoppé la bande trente minutes plus tard, il avait juste jeté froidement:

– Ne me faites jamais croiser ce type.

Dès qu'il eut repris la route, Hugo avala un autre cachet. Il roula quelques kilomètres puis jeta un coup d'œil sur la carte dépliée sur le siège passager. Badajoz, Elvas. Estremoz, Évora. Environ cent trente kilomètres. Une heure et demie, deux heures, plus ou moins, selon l'état des routes locales.

Il était presque dix heures et demie.

– Bon, et ton père, quel rôle joue-t-il la dedans? jeta-t-il par-dessus son épaule.

La trompette de Miles Davis sinuait dans l'habitacle, comme une arabesque aux boucles fugitives…

– Aucun. Je veux juste le retrouver. Il pourra m'aider… je ne sais même pas comment…

Sa voix se perdait dans un souffle.

– Je veux dire, comment a-t-il rencontré ta mère, comment se sont-ils séparés, tout ça… Fais-moi une petite synthèse.

Compter sur ses qualités innées. Il lui transmit un regard complice, dans le rétroviseur.

Elle se concentra et se pencha en avant, s'appuyant sur le dossier du siège passager.

– Eh bien ils se sont connus à Barcelone, puis ils ont vécu ensemble dans le sud du Portugal dans une grande maison… Mais j'étais toute petite… Ensuite on a déménagé à Barcelone, puis ma mère m'a mise dans une pension suisse, ensuite je suis revenue mais mon père et ma mère étaient sur le point de divorcer. Ma mère m'a envoyée à Amsterdam puis m'a rejointe. Mon père est venu me voir pour la dernière fois…

– Bon, hier tu n'as pas voulu me dire pourquoi tu ne portais plus son nom, tu m'as parlé d'un procès…

– Oui… Quand je suis revenue de Suisse mon père avait beaucoup changé. On aurait dit qu'il était malade… Pendant le divorce ma mère m'a dit qu'il avait fait des choses «mal» et qu'elle était obligée de se séparer de lui… Les choses étaient tellement «mal» qu'il aurait pu aller en prison, mais ma mère m'a dit qu'en fin de compte, on se contenterait de tirer un trait sur le passé, qu'on oublierait cet homme, et que je ne porterais plus son nom. Ensuite, après le divorce, il y a eu l'autre procès et je ne me suis plus appelée Travis-Kristensen…

Hugo réfléchissait à toute vitesse.

– Dis-moi… Comment ça se fait que t'es en possession de sa dernière adresse et d'une photo de sa maison si tu l'as plus vu depuis?

Un long silence, motorisé, où rebondissait la trajectoire complexe de la trompette.

Il jeta un coup d'œil vers elle. Alice le fixait mais ne soutint pas son regard.

– Je t'écoute.

Bon sang, sa voix lui faisait peur.

– Je… Je… je n'ai pas le droit de vous le dire…

– Qui te l'a interdit?

– Mon père.

– Pourquoi?

– Il… Il m'a dit que je ne devrais jamais parler de ça.

– Quoi, ça?

– Ce que je n'ai pas le droit de vous dire.

Elle s'enfonça au creux de la banquette, presque boudeuse.

Et merde.

Il laissa le moteur et la trompette plomber le silence.

*

Anita rôda dix minutes au rez-de-chaussée, visitant toutes les pièces une par une avant de monter à l'étage.

Les types du labo étaient en train d'achever leur boulot et l'un d'eux était même sorti discuter le coup avec Oliveira sur le perron.

Anita cherchait quelque chose de précis. Un bureau. Des carnets d'adresses. Des notes. N'importe quel support d'informations un peu cohérent.

Elle trouva une porte close à l'étage. Une porte qu'Oliveira n'avait pas poussée.

Elle enfila sa paire de gants avant de mettre la main sur le loquet.

Le bureau était là. Immaculé et net, comme toutes les autres pièces.

La lumière de la Lune tombait par une baie vitrée donnant sur la route, comme un rayonnement gracile qui effleurait chaque objet. Un secrétaire noir faisait face à une bibliothèque de type suédois. Il y avait un ordinateur éteint sur le bord du bureau. Un beau PC Compaq à base de 486, le modèle en tour. Ça n'allait décidément pas trop mal pour les affaires du Grec en ce momeht. Mais aussi, qu'est-ce qui pouvait conduire un dealer de dope à s'offrir le nec plus ultra des ordinateurs personnels?

Il y avait aussi un pot à crayons. Une petite ramette de feuilles blanches… Et…

Le détail se dévoilait plus nettement à chaque pas qu'elle faisait vers le secrétaire. Il finit par lui sauter aux yeux, dans le clair-obscur minéral qui jouait avec les reliefs du bureau de style contemporain branché années 80, à la sauce française, sans doute un Starck, ou une belle imitation.

Un des tiroirs était entrouvert. Un ou deux centimètres, au maximum, mais suffisamment pour briser l'harmonie austère et rigoureuse qui émanait du meuble.

Oui, pensait-elle, magnétisée par le tiroir. C'est ça…

Quelqu'un était monté pour fouiller dans les carnets et le courrier, comme elle. Quelqu'un d'un redoutable sang-froid, qui avait juste dit à ses gars de «préparer» le dealer au cas où il ne trouverait rien là-haut. À moins qu'ils l'aient d'abord cuisiné, puis que, devant la réticence du Grec à livrer des informations, l'homme n'ait décidé de faire une inspection en règle. Il aurait demandé à ses tueurs de ne pas sortir de la pièce et de faire cracher sa réserve de dope au dealer. Oui, comme ça. Histoire de s'offrir un petit extra en récompense, de quoi s'assurer une bonne rentrée de cash tout frais. Et de brouiller les pistes par-dessus le marché.

Oui. Ça clignotait comme un écho de sonar au milieu de son esprit. C'était ça.

Elle ouvrit le tiroir. Une ramette de papier-machine. Deux carnets. Un agenda. Un écrin de stylo Mont-Blanc. Vide.

Le premier carnet était volumineux et lourd. Elle l'ouvrit rapidement. Des dessins. Des notes. Des croquis, tiens, des esquisses de bateau. Des ébauches de calculs…

Oui, Oliveira lui avait dit que le Grec et Travis s'étaient connus grâce à leurs activités maritimes. Travis le skipper et le mécano grec.

Ça collait. Peut-être le Grec avait-il décidé de se lancer dans la conception de bateaux? Les bénéfices tirés du trafic de poudre pouvaient lui permettre d'investir dans une entreprise rentable…

Bon, d'accord.

Le deuxième carnet était un carnet d'adresses.

Elle l'ouvrit automatiquement à la lettre T.

Pas de Travis. Un Tejero. Un Toleida. Le Tropico American Bar…

Elle regarda aux S mais ne trouva aucun Stephen, ou quoi que ce soit d'approchant.