Elle se dressait sur le côté de la piste, en contre-bas d'une pente caillouteuse couverte de pins et de cèdres, posée étrangement en équilibre sur le côté. La voiture était complètement défoncée et sous le rayonnement de la lune, on pouvait voir nettement la travée qu'elle avait tracée dans la broussaille et les arbustes, sur cette pente, au-dessus de laquelle la route passait après s'être enlacée autour de ce pan de montagne, un peu plus loin. Putain, on avait jeté la caisse de Koesler du haut de la pente, et elle avait achevé sa chute ici, sur la route, juste devant eux. Il stoppa la voiture et jeta un coup d'œil en coin vers sa droite. Sorvan contemplait la sculpture de métal sans dire un mot, les mâchoires fermées, le regard plein d'un feu intense.
Il s'extirpa de la voiture, s'appuya sur sa canne et marcha de son pas claudicant vers la Seat renversée.
Dorsen sortit à son tour, puis les deux Français, chacun de son côté.
Ils entourèrent la voiture et promenèrent les faisceaux de leurs torches de part et d'autre de la route, sur la pente du haut en en contrebas, à la recherche du corps de Koesler. Mais personne ne vit rien.
– Ils l'ont p'têt'buté plus haut, sur la route, à l'extérieur de la voiture, laissa tomber Dorsen, sans dire un mot plus haut que l'autre.
Sorvan observait le capot de la Seat, accroupi devant la calandre verticale.
– C'est bien ce fumier avec la mitrraillette… Bon, jeta-t-il en se redressant.
Puis en jetant un coup d'œil vers l'obscurité où descendait la pente de gauche:
– On va foutrre la voiturre là-bas dedans… Allez.
Et les deux Français repoussèrent la voiture sur ses roues, qui s'enveloppèrent de poussière en retombant dans un fracas de métal brisé et de verre pilé.
Puis avec Dorsen ils s'arc-boutèrent sur le métal défoncé et jetèrent la carcasse dans la ravine caillouteuse, parsemée d'arbustes épineux et de pins, qui s'enfonçait vers un petit cours d'eau, sinuant entre la serra et un de ses contreforts.
– On va continuer surr la rroute… Faut trrouver Koesler…
Et ils remontèrent tous en silence dans l'Opel.
Sorvan décrocha aussitôt le micro de la C.B. et appela Monchique.
Il tomba sur Anton et il gronda, en bulgare:
– Anton? Alors?
– Rien, chef. Rien du tout. Pas de bagnoles, pas de visiteurs. Rien à signaler à l'horizon.
Sorvan grogna:
– Bon, putain, en quoi tu veux qu'jte le dise: j'te demande si t'as des nouvelles de Koesler alors tu me réponds si oui ou non, d'accord? Sorvan avait meuglé ça d'un ton qui fit froid dans le dos à Dorsen.
– D'accord, chef, non, non, pas de nouvelles de Koesler.
Sorvan avait coupé sèchement puis avait observé la route. Dorsen mit pleins phares quand ils abordèrent le tronçon de route qui surplombait l'endroit ou la Seat de Koesler s'était immobilisée. Le chemin de terre était constellé de bris de métal et de Plexiglas qui scintillaient comme du mica, sous la lumière électrique. lis ressortirent et fouillèrent les buissons alentour. Sorvan détecta la trace des pneus de la Seat et celles d'un autre véhicule. Qui avait continué droit vers l'est.
Mais le corps de Koesler restait introuvable.
Sorvan demanda à Dorsen d'éteindre les feux de la voiture puis il s'assit sur le siège passager, les deux pieds bien à plat sur la route, près d'une étoile de Plexiglas. li dirigea sa lampe de poche sur la carte routière.
– Bon, cette rroute conduirre jusqu'à la N2, là-bas… Mais nous êtrre déjà à quatrre-vingts borrnes de Monchique…
Il observait Dorsen et les deux Français qui revenaient de leur fouille dans les fourrés en hochant négativement la tête.
– Putain, gronda le Bulgare, qu'est-ce que lui fairre du corrps de Koesler ce fumier?
Dorsen se dandina un instant. Ce à quoi il pensait était bien pire.
Nom de dieu, pensait-il, si jamais Koesler est vivant et que ce Sicilien le fasse parler nous allons tous y passer…
Il tressaillit malgré lui en voyant que le Bulgare l'observait attentivement, la lampe toujours fixée vers la carte.
– Je penser exactement à la même chose que vous Dorrsen… (Son ton était presque rêveur.) Mais je me demander juste si Koesler êtrre du genre à trahirr facilement ou non. Qu'est-ce que vous en pensez vous, vous le connaîtrre bien, non?
Dorsen comprit aussitôt pourquoi Sorvan l'avait emmené.
– Koesler ne parlera pas. C'est un dur.
Sorvan pesa patiemment ces paroles. Puis donna un petit coup de l'index dans la carte, l'air d'avoir pris une décision.
– On rretourrne à Monchique… Plus la peine de cherrcher Koesler. Nous avertirr Vondt tout de suite à son rretourr…
Dorsen dansa d'un pied sur l'autre une nouvelle fois:
– Sorvan? je pense à quelque chose…
Le Bulgare l'observa froidement, ne laissant plus rien paraître de ses émotions.
– Je vous écouter, Dorrsen…
– Ben… Si le Sicilien de Travis il rôdait par ici c'était p'têt pas parce qu'y nous avait repérés, voyez?
Sorvan ne bronchait pas.
Dorsen reprit.
– P'têt' tout simplement que c'est par ici qu'il habite ce Travis. Que Koesler il les a suivis jusqu'à leur planque, ou pas loin, mais que les mecs l'ont vu aussi et qu'avec Travis ils l'ont fait prisonnier.
Sorvan était plus impassible qu'un mur.
Un mince sourire arqua ses lèvres mais s'évanouit aussitôt.
– Vous savez à quoi moi je penser, Dorrsen? Moi, je penser que Koesler y s'est fait baiser, couillonner par ce tueurr de Trravis. Que ce Sicilien, là, il a promené votrre Koesler, jusqu'ici.
Et Sorvan montra de la main les montagnes plongées dans la nuit.
– Allez, on a plus rien à foutrre ici.
Quand Dorsen avait effectué son demi-tour, Sorvan lui avait jeté un coup d' œil et avait laissé tomber:
– J'espère jouste qu'il tiendrra quelques heures votrre chef, là. Le temps que nous quitter la planque…
Dorsen avait blêmi et n'avait plus desserré les dents. Ils atteignaient les contreforts de la Serra de Monchique lorsque le poste de C.B. crachota.
– Ouais, Kaiserr, gronda le Bulgare.
C'était De Vlaminck, un homme de Koesler, qui jeta d'une voix désespérée dans le spectre métallique:
– Oh, putain, vous nous demandiez d'appeler quand on verrait des lumières… Ben j'peux vous dire que des lumières y en à plein la montagne, Sorvan.
– Putain, qu'est-ce que…, sursautait le colosse. Au même moment le Français situé à la droite de la banquette montra un point de l'autre côté de la vallée.
– Look at it, jeta-t-il froidement en pointant son index contre la glace.
Ils arrivaient de l'autre côté de la butte. Sur le côté droit s'ouvrait une vallée sombre derrière laquelle se profilait la masse de la Serra de Monchique.
La montagne était constellée de lumières bleues, aux pulsations invariables et menaçantes.
Le ciel se veinait de rose lorsque Hugo s'était décidé à agir. Il avait observé un ultime instant le moutonnement vif-argent des vagues puis s'était extirpé de la banquette. Il s'était détendu de tout son long, debout sur le sable, avait pratiqué rapidement quelques mouvements de gymnastique et avait avalé sur-le-champ deux autres comprimés de speed. Pinto dormait sur la banquette arrière, Koesler sur le siège passager, le poignet droit menotté à la portière.
D'un seul œil. Car il s'éveilla dès qu'Hugo eut repris place.
Il s'ébroua et passa sa main libre dans les cheveux.
Puis il attendit patiemment la suite des événements.
Hugo enclencha une cassette de Public Image Lid dans le lecteur. Il lui fallait un truc robuste, dur, tranchant et hypnotique, qui le maintiendrait en activité. Puis il libéra le Sud-Africain.
Il était au summum de la méthode Burroughs-Moskiewicz. Son regard embrassait la route, le paysage et Koesler, à sa droite, et aussi l'arrière du véhicule, dans le rétroviseur.
Pinto s'éveillait à son tour et se redressait sur la banquette.
– Alors, suite du programme? demanda-t-il, la bouche pâteuse.
Hugo lui sourit dans le rétroviseur.
– On va prendre des nouvelles…
Il pouvait voir que Koesler se tassait légèrement dans son fauteuil. Pour lui aussi, maintenant, il valait mieux que l'opération se soit déroulée sans bavures.
À la cabine d'Almansil, Hugo fit le point dans sa tete et composa le numéro de la maison d'Ayamonte. Le sempiternel code de sécurité.
La voix d'Anita. Incroyablement intense, comme si un feu couvait sous le masque sociable et maître de soi.
– Anita, j'écoute.
– Bonjour, Anita, c'est Hugo, je viens aux nouvelles.
– L'opération est terminée. Tout s'est à peu près bien passé. Près de cent policiers ont cerné la maison. Deux hommes ont essayé de sortir et se sont fait abattre, les autres se sont rendus.
Hugo souffla, malgré lui.
– Bon… Ça veut dire que nous pouvons laisser filer Koesler et nous occuper tranquillement de Travis, maintenant.
– Non.
C'était une négation nettement affirmée.