Il sentit aussitôt que l'espèce de braise qui couvait ne manquerait pas de le brûler s'il tentait de la contrer. Voyons un peu le choc du feu et de la glace, se dit-il pour se donner du courage.
– J'aime que les choses soient claires. Vous voulez dire par là que vous comptez trahir votre promesse?
Un silence, dont il percevait la vibration orageuse.
– Il n'y avait que six hommes dans la maison… et le dénommé Sorvan, là, leur chef, il n'y était pas… Pas plus que Vondt… Il faut que j'vous dise quelque chose à son sujet, d'ailleurs, j'ai appele Amsterdam dans la soirée et lui aussi c'est un ancien flic…
– Écoutez-moi attentivement, Anita (sa voix était incroyablement glaciale). J'ai engagé ma parole envers Koesler et vous aussi alors n'essayez pas de noyer le poisson. Je vous le dit carrément, que cela vous plaise ou non je libérerai ce type dans l'heure…
– Dans ce cas sachez que je demanderai à ce qu'un mandat d'arrêt soit également lancé contre vous. Et que je ferai fermer toutes les frontières à un dénommé Siemmens ou Koesler. Dans l'heure, moi aussi!
On passait un cran supérieur, là.
– Écoutez, reprit-il, plus froid que jamais, qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? Que je me le tape jusqu'à la planque de Travis?
– Non. Je vais vous dire ce que vous allez faire: vous allez le livrer aux flics d'Almansil. Je les appellerai tout de suite et ils se chargeront de lui… Et vous, vous rentrerez ici. Je dois prendre la situation en charge, maintenant.
– Vous plaisantez j'espère? C'est ça votre conception du partenariat? J'me tape le sale boulot et vous récoltez les lauriers, en gros?
– Ne faites pas l'idiot. Si leur chef est encore en liberté, la situation reste pratiquement inchangée. Alice continue de courir de grands risques. Madame K. est encore opérationnelle et ce Koesler constitue une menace potentielle tout autant qu'une mine de renseignements… Je vous l'ai déjà dit hier soir, il est impliqué dans cette histoire de cassettes. En tout cas il ne pouvait pas ignorer certaines choses…
– Nous n'avons toujours pas avancé, Anita, je vous répète que nous lui avons donné notre parole, pour vous cela ne signifie peut-être rien mais je considère que cela fait partie des ultimes lambeaux de dignité qu'il nous reste, voyez?
– Et moi je vous répète qu'en échange nous devions avoir Sorvan, au minimum, et que nous ne l’avons pas. Madame K. tire toujours les ficelles…
Hugo réfléchissait à toute vitesse. Putain, plus têtu que ça il ne voyait que lui, en gros.
– O.K. Supposons que je lui extirpe un renseignement nous permettant de localiser Vondt, ou madame K, est-ce que vous réexamineriez votre position?
Un long silence.
– Écoutez, Hugo, qu'est-ce qui vous pousse à jouer comme ça les médiateurs? Vous êtes son avocat ou quoi? Je suis sûre que vous seriez moins compatissant si vous connaissiez tous les dessous de l'histoire et les activités de Koesler…
– Je ne demande qu'à être mis au courant.
– Non, pas maintenant.
Il l'aurait pilée, sur-le-champ.
– Bon, reprit-il, et notre deal alors? S'il nous livre Vondt, ou Kristensen, qu'est-ce qu'on fait?
– Dites-lui que je lui garantis une remise de peine des juges, disons une certaine compréhension, s'il nous livre la tête. Ce que je veux c'est Eva Kristensen. Rien de moins.
Nom d'une putain de tête en bois de fliquesse d'Amsterdam!
Il faillit éclater de rire dans la cabine. Mais ce rire se serait vite évanoui, comme un simple souvenir.
Maintenant il fallait gérer cette nouvelle situation avec Koesler, et ne pas commettre d'erreurs.
– Vous ne me facilitez pas la tâche, Anita, jeta-t-il avant de raccrocher.
En quelques secondes il avait programmé la séquence suivante. Il était impératif de ne rien laisser paraître.
Il s'assit au volant et démarra dans l'instant, le visage neutre et concentré de quelqu'un qui fait attention à sa conduite.
Il prit la route de Faro puis un petit chemin qui grimpait à l'assaut des collines, vers le nord.
Il vit Koesler se crisper, presque imperceptiblement.
Il fallait assurer le coup.
– On va mettre au point ta sortie du pays. Les flics sont d'accord mais faut encore un petit effort.
Il vide quadragénaire aux yeux gris fixer la piste, mais se détendre peu à peu.
Dans les collines il trouva un sentier forestier et le prit sans hésiter. Ils s'enfoncèrent sous un chapiteau vert et or aux senteurs ravissantes, qui entraient par les glaces grandes ouvertes. Un petit vent frais et tonique faisait bouger le sommet de la voûte végétale et créait un effet spécial naturel de grande envergure, comme si des arrosoirs de lumière se déversaient des branches.
Hugo se détendit à l'extérieur et invita les autres à en faire autant.
Pinto avait toujours le riot-gun bien en main, lorsqu'il sortit de la voiture.
Koesler les suivit à quelques mètres de là, les traits légèrement anxieux. Le visage de Pinto était fermé mais exempt d'agressivité, il se demandait lui aussi ce qui allait suivre.
Hugo se retourna face à l'homme aux yeux gris et laissa tomber:
– Y a un petit problème… Sorvan et Vondt ont échappé au coup de filet. Avec sans doute quelques hommes.
Le visage de Koesler était étonnamment concentré.
, – Bon… Ce que les flics veulent maintenant c’est madame qui-tu-sais… Tu pourras te tirer mais il nous faut la tête… Je suis désolé.
Il détestait le goût de ce mensonge faussement apitoyé.
L'homme aux yeux gris ne réagit pas tout de suite. Il digéra l'information puis ne quitta pas Hugo des yeux un seul instant.
– Je vous ai déjà dit que je ne savais rien. Mme Kristensen a déménagé d'Amsterdam et m'a envoyé ici avec Vondt pour retrouver Travis. Sorvan s'occupait d'Alice, sous la supervision de Vondt. Seul Vondt savait où Mme Kristensen se trouvait.
Hugo réfléchit quelques instants.
– Il faut que tu fasses fonctionner ta mémoire. À plein rendement… sans quoi je serai dans l'obligation de te livrer aux flics.
Il extirpait doucement le Ruger de son harnais de cuir. Il arma la culasse d'un coup sec. À la ceinture de son pantalon, le dictaphone tournait lentement, en émettant une douce vibration.
L'homme eut un rictus nerveux au coin des lèvres. Puis il poussa un soupir.
– Hier… Vondt m'a vaguement parlé de la pointe de Sagrès. Il avait un rendez-vous là-bas.
– Avec Eva Kristensen?
L'homme ne répondit rien tout de suite. Puis voyant qu'Hugo attendait patiemment la réponse, il jeta sans desserrer les lèvres:
– Vondt me l'a pas dit comme ça, c'était interdit, mais c'est sûrement ça. À quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
Hugo se fendit d'un large sourire.
– C'est tout bonnement parfait ça… tu aurais dû me le dire plus tôt… Tu n'en sais pas plus?
– Non, il m'ajuste dit qu'il allait vers la pointe. C'est tout ce que je sais. L'information était treS cloisonnée, je vous l'ai déjà dit.
Hugo leva sa main non armée en signe d'apaisement.
– O.K., O.K… Bon, maintenant il faut que nous ayons une petite discussion en profondeur sur les activités réelles de Mme Kristensen.
Le visage de l'homme se ferma complètement.
Hugo n'y prêta pas la moindre attention.
– Tout d'abord, qu'est-ce que tu sais de cette histoire de cassette?
L'homme fixait un point situé entre Pinto et lui, au fond de la forêt.
– Je vais me faire plus clair: préfères-tu que ce soit moi qui t'interroge ou cette «fliquesse d'Amsterdam»?
L'homme releva vers lui ses yeux couleur de cendre.
– C'est quoi cette histoire de cassette?
– C'est ce que je te demande.
– Je sais pas de quoi vous parlez.
– Me prends pas pour un crétin. J'suis au courant de cette histoire de snuff-movie alors tu m'craches le morceau. Quel était ton rôle là-dedans?
L'homme baissa la tête.
– Je vous l'ai déjà dit, je ne m'occupais que d'Amsterdam. Et uniquement des questions de sécurité.
Hugo savait qu'il mentait et qu'il lui cachait quelque chose mais ne savait pas trop où faire pression.
Un détail du récit que lui avait fait Alice de sa vie à la maison d'Amsterdam lui revint en mémoire.
– Tu as déjà vu cette cassette?
– Quelle cassette?
– Celle qu'Alice a piquée chez ses parents.
– J'suis pas au courant de ça.
– Je ne te crois pas. Alice m'a dit que tu transportais souvent des lots de cassettes entre la maison d'Amsterdam et un autre endroit. Des cartons remplis de bandes vidéo… Écoute, je te laisse dix secondes pour réfléchir après quoi je te tire une balle dans le genou et tu reprendras cette discussion dans un lit d'hôpital avec les polices de tout le continent…
L'homme détailla Pinto et Hugo puis baissa légèrement la tête.
– D'accord… je vous dis tout, mais faut me laisser filer tout de suite après.
– Non, ça je ne pourrai pas. Je devrais d'abord demander à la fliquesse. Mais t'as tout intérêt à accélérer le mouvement, plus vite tu auras parlé, plus vite du partiras malgré tout.