– Écoutez-moi Van Dyke, vous savez aussi bien que moi que ce n'est pas le problème.
La voix du procureur était forgée dans un métal dur et çoupant.
– Le problème, reprit-il, ce n'est pas de savoir si elle en est intimement convaincue, mais de savoir si cela correspond à une quelconque réalité…
L'homme jeta un coup d'œil rapide et gêné à Alice et reprit en feuilletant un épais dossier qu'il sortit d'un tiroir.
– Le seul élément tangible est cette cassette que Mlle Kristensen dit avoir trouvée chez elle, dans une pièce remplie de cassettes du même genre… Or ses parents ne sont pas là, les voisins ont dit les avoir vus déménager dans l'après-midi et la soirée du 9. Et il n'y a pas de cassettes dans la prétendue pièce…
Alice jeta un regard désespéré à Anita.
Elle se jeta à l'eau dans un état second, son cœur battant comme une machine folle.
– Madame Van Dyke, vous savez que je n'ai pas menti, il y avait plein de cassettes, je les ai vues et Mlle Chatarjampa a disparu depuis des mois.
Alice fit face au sévère magistrat. Ses yeux brillent d'une intensité dont elle n'avait pas conscience lorsqu'elle martela:
– Je la reconnais. C'est elle qu'ils… assassinent. Et ce sont mes parents, je le sais, vous comprenez ça, que je puisse reconnaître ma mère, même masquée?
Le procureur croisa les mains sous son menton et regarda la petite flamme blonde et pâle qui semblait vouloir exploser sur sa chaise.
Il se pencha sur son bureau:
– Je me dois d'être clair mademoiselle, nous n'avons, pour le moment, rien, et je dis bien rien, qui puisse nous autoriser à poursuivre vos parents. La cassette est en ce moment étudiée et analysée sous toutes ses coutures pour savoir s'il s'agit d'un meurtre véritable ou de trucages cinématographiques…
Alice s'était levée d'un bond hors de sa chaise. Anita ne put rien faire pour l'en empêcher.
– Des trucages cinématographiques? Mon dieu, mais vous ne voyez pas ce qu'ils lui font, sur l'écran? Vous ne voyez pas qu'ils la…
Elle s'effondra en sanglots.
Une véritable crise de larmes, qu'elle couvrit de ses mains agencées en livre de lamentations.
Le procureur, gêné, se tortilla sur son fauteuil et émit un vague murmure de réconfort.
Anita se leva et prit la jeune fille sous son bras, dans une attitude protectrice instinctive qui la surprit elle-même.
Elle regarda le procureur froidement et laissa tomber:
– Vous ne voyez pas d'objections à ce qu'elle reste sous notre protection jusqu'à ce que les experts en aient terminé avec la cassette… Ou que ses parents appellent…?
Le procureur ne releva pas la légère insolence de la dernière proposition et émit d'un geste de la main que cela ne le gênait pas. Mais lorsque Anita fut arrivée près de la porte, il l'apostropha, d'une voix glacée:
– Inspecteur Van Dyke. Si les experts n'arrivent pas à déterminer qu'il s'agit formellement d'actes réels nous ne pourrons rien faire… Et dans le cas où ils y arriveraient, nous ne pourrons entamer de poursuites que pour recel de produit illégal, snuff movies ou quel que soit le nom qu'on leur donne. Mais ne vous attendez pas à un mandat d'arrêt continental, ou à Interpol…
Le message était clair. Anita prit Alice par le bras et l'emmena déjeuner près du commissariat.
Il fallait trouver une solution.
Et il n'yen avait strictement aucune à l'horizon.
Alice passa le reste de l'après-midi dans la petite maison de la banlieue sud d'Amsterdam, en compagnie de deux policiers antillais qui regardaient un match de foot à la télévision, dans le salon. Alice avait réussi à se procurer un peu de lecture, au retour, en passant dans une grande librairie du centre-ville. Dans la petite chambre de l'étage, elle dévora les trois revues scientifiques et commença La guerre du feu, de Rosny Aîné, un auteur français qui situait ses aventures pendant le paléolithique.
Vers dix-neuf heures Anita revint avec des pizzas, des bières, du Coca et des plats indonésiens. Ils mangèrent tous les quatre sur la table du salon, sans un mot, sinon quelques considérations sur le match, à la fin du repas. Un des flics antillais prépara du café et l'autre s'absorba dans un quotidien qu'Anita avait ramené.
Anita décida que le moment était venu.
– Des voisins ont vu deux grands camions venir déménager ta maison dans la soirée du 9. À ce moment-là, tu traînais dans la ville… Peut-être se sont-ils rendu compte très vite qu'il manquait une cassette. En tout cas quelqu'un a téléphoné à ton école pour savoir si tu y étais et le directeur a dû avouer que personne ne t'y avait vue, de toute la journée.
Alice digéra l'information en silence. Anita reprit, posément.
– Bon. Deux grands camions. Des semi-remorques. Et six hommes bien équipés, des professionnels visiblement. Ils semblaient dirigés par cet homme dont tu parles, M. Koesler. Parmi eux un homme de type indonésien et un autre, chauve avec des moustaches et des lunettes noires. Celui-là semblait bien connaître Koesler… Tes parents étaient déjà partis, avec leur voiture… Ça te dit quelque chose ces camions et ces hommes?
Elle commença à hocher négativement la tête lorsque quelque chose affleura de sa mémoire.
– Attendez… je crois que ce matin je vous ai raconté le coup de téléphone de Koesler à un certain Johann…
Le regard d'Anita s'éclaira.
– Bon sang, tu as raison. Johann… Peut-être ce type chauve aux moustaches…
Puis s'asseyant sur le lit à côté d'Alice:
– Ça ne va pas être du gâteau. Les experts s'engueulent au sujet de la réalité des images. Deux sur trois pensent qu'on pourrait tout à fait simuler de tels actes. L'autre affirme qu'il subsiste une petite probabilité pour que de tels actes ne soient pas simulés. Bref ils ne se mouillent pas… Le procureur hésite à montrer la cassette à la famille Chatarjampa afin qu'elle puisse la reconnaître formellement… Tu comprends, sa famille vit au Sri Lanka et tout cela est vraiment trop compliqué…
Anita lui fit comprendre d'un soupir à quel point les administrations pouvaient se révéler d'absurdes machines dévouées aux dieux de l'inertie. Alice l'aimait de plus en plus.
– Que va-t-il se passer, maintenant? demanda Alice.
Sa voix était cassée par une émotion confuse, faite de sentiments contradictoires.
– Je lui ai suggéré de faire visionner un extrait très court de la cassette à un ami des cuisiniers de tes parents, un Tamoul qui connaissait Mlle Chatarjampa. Celui qui a alerté les autorités de sa disparition. Cela dit, sache que pour le moment la «disparition» de Mlle Chatarjampa n'est pas vraiment officielle. Ses parents ont reçu des cartes postales d'Italie puis de Turquie dans le courant du mois de février… Sa disparition n'a peut-être rien de suspect et peut-être a-t-elle quitté ses fonctions de préceptrice pour se lancer dans des activités plus lucratives, comme les films… pour adultes.
Anita lui sourit en ayant l'air de s'excuser:
– C'est ce que dit le procureur. Il trouve cette affaire de plus en plus invraisemblable et il en fera le moins possible, tant que tes parents n'auront pas donné signe de vie.
Alice trembla à ces mot.
Elle repensa à sa mère. Aux froides colères de sa mère et à sa force démoniaque. Elle n'avait pas eu le temps de raconter à Anita que le sous-sol était également équipé d'une vaste pièce de gymnastique dans laquelle sa mère s'entraînait régulièrement lors de ses séjours à Amsterdam, mais elle pensa qu'ils en avaient certainement retrouvé les vestiges.
Une fois, ce fut la seule mais l'événement l'avait marquée, elle avait vu sa mère gifler un jeune garçon dans la cour d'entrée de la maison. Le jeune homme était un employé de M. Koesler et elle avait vu sa mère discuter intensément avec les deux hommes. A un moment donné, sans le moindre signe annonciateur, sa mère avait puissamment balancé son revers de la main en travers du visage du jeune type. Sa main droite, avec la grosse bague. La tête du type avait basculé en arrière et avait violemment heurté l'angle du toit de la Mer cedes, son corps s'était affaissé et avait glissé à terre. Sa mère s'était alors approchée de lui et l'avait pris au collet en lui sifflant quelque chose entre les dents. Il hochait la tête dans un état d'hébétude. Malgré la distance, Alice put voir que du sang s'écoulait de sa bouche. Derrière sa mère, Koesler observait la scène avec un rictus de squale rieur.
Nul doute que sa colère finirait par s'abattre sur sa fille. Sa fille, chair de sa chair, sang de son sang, l'«accomplissement de ses qualités et de son potentiel génétique» et qui l'avait trahie…
Alice comprenait, tétanisée par une angoisse indicible, que non seulement elle avait échoué, mais qu'elle s'était mise dans une situation périlleuse. Ses parents ne semblaient pouvoir être accusés de rien, sinon de quelques délits mineurs. Si ça se trouvait, dans quelques jours, ils pourraient contre-attaquer, avec leurs armées d'avocats et venir la reprendre.