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Il pointait du menton le skipper brésilien, débouchant sur le quai au volant d'une grosse Fiat bleue.

Un petit sourire arqua les lèvres d'Anita.

– Et qu'est-ce que avez comme arguments pour ça? C'est vrai que vous n'avez tué qu'une dizaine d'hommes, en deux jours…

Hugo avala la boule de billard qu'il avait dans la gorge.

– Dites que j'ai été engagé par le père d'Alice pour la protéger. Que j'étais en état de légitime défense et que je suis prêt à venir m'expliquer devant la justice quand Alice sera en sécurité.

Il espérait que cette soupe de vérités, de fictions et de demi-mensonges noierait définitivement le poisson. Cela sembla marcher mais il ne sut analyser convenablement la réaction de la jeune femme. Elle lui faisait face, aussi impénétrable qu'un sphinx.

– D'accord, finit-elle par lâcher.

– Nous allons former un convoi jusqu'à Faro… suivez-moi.

Et il s'éjecta de l'habitacle, avant qu'elle ne change d'avis, comme un astronaute découvrant que l'incendie était à bord.

CHAPITRE XXIII

Hugo laissa la BMW sur le parking de l'aéroport de Faro et ils prirent la Fiat louée par Pinto pour leur expédition vers le Cap de Sinès.

Koesler était aux mains des flics, Anita saurait s'en occuper.

Il décida qu'ils resteraient groupés, trahissant la promesse faite à la flic hollandaise. C'était sa journée mensonge et trahison se dit-il, mais il avait besoin de Pinto comme interprète, il était hors de question de le laisser moisir inutilement dans une chambre d'hôtel.

Passé Odeceixe on quitte l'Algarve pour entrer en Alentejo. Il roulèrent le long de la côte sauvage qui s'étend ici face à l'Atlantique, empruntant de petites routes qui n'étaient même pas indiquées sur sa carte routière, s'arrêtant de bar en bar, à chacun des petits villages de pêcheurs rencontrés. Ils encadraient Alice et restaient au bar, ou s'asseyaient à des places permettant de scruter la route et de s'échapper par une fenêtre ou une porte dérobée. Généralement, c'est au moment de commander ou de payer les consommations que Pinto apostrophait le maître des lieux. Ils cherchaient un bateau nommé la Manta, appartenant à un Anglais, nommé Travis. Les Portugais sont des gens aimables, ouverts et hospitaliers, dans la plupart des cas. Et les réponses négatives qu'ils recevaient n'avaient rien d'agressif, les gens s'excusaient presque de ne pouvoir mieux les renseigner. Pinto faisait aisément office d'interprète. Il semblait parfaitement à son aise dans ces auberges de bord de mer, ou ces petits cafés dominant les plages couvertes de barques colorées.

Mais personne ne semblait connaître Travis. Ils finissaient alors leurs verres, et payaient avant de quitter les lieux et de remonter dans la voiture. Hugo avait opté pour une conduite raisonnable. Ils ne consommèrent pas de boissons alcoolisées, pas même de bières. Comme Alice, ils se contentèrent donc de Coca, ou alors de cafés.

Ils dérivèrent ainsi une bonne partie de l'après-midi, du sud au nord, et vers seize heures, ils franchirent le Rio Mira, sur la N393, et passèrent par Vila Nova de Milfontès.

Ils n'étaient plus très loin de l'Estremadure, maintenant, et du Cap de Sinès, pensait Hugo en observant sa carte. Peut-être Travis avait-il mis deux bonnes provinces entre lui et son ancienne maison de Sagrès…

Ils ne trouvèrent rien à Vila Nova même, mais un peu plus haut ils s'arrêtèrent dans un minuscule hameau de quelques familles.

Le hameau de pêcheurs s'appuyait sur un petit coteau dominant une plage où s'étalaient quelques barques aux couleurs chatoyantes, les rouges claquant comme des capes de toréadors, les blancs frappés de soleil, les verts intenses, comme gorgés de chlorophylle tropicale.

Au milieu de la plage un petit groupe de pêcheurs remontait à la main un long filet dérivant. Chacun son tour ils empoignaient la longue traîne et la bloquaient sur leur épaule avant de remonter la plage. Arrivé à la lisière des dunes le pêcheur enroulait la traîne autour d'un pieu planté dans le sable et un homme sortait à son tour de l'écume, courbé sous l'effort, pour accomplir sa part de travail. Les hommes se relayaient ainsi patiemment et Hugo observa quelques instants leur manège millénaire.

Il y avait un petit établissement, faisant office d'auberge, café, salle de jeux et cabine de téléphone à l'entrée du village. Il ressemblait à toutes les auberges rencontrées précédemment. Les filets de pêche et les poissons naturalisés comme décor de base. C'est en s'asseyant avec Pinto et Alice à une petite table du fond qu'il discerna quelque chose de particulier. Alice semblait dans un état étrange, comme si tous ses sens parvenaient à un degré limite de perception. Tendue, dans une sorte d'hypnose. Il se rendit compte que ses yeux parcouraient la pièce, comme si elle y découvrait un mystérieux secret caché ici depuis des siècles. Hugo suivit son regard. Les murs de la grande salle de restaurant étaient parsemés de toiles. Une bonne demi-douzaine, et de formats différents. L'une d'entre elles était assez proche, sur le pan de mur séparant deux fenêtres près desquelles ils sirotaient leur Coca.

Ça ressemblait un peu à du Turner, se disait Hugo en contemplant les effets de lumière et les clairs-obscurs qui tendaient un décor crépusculaire autour des navires, dont certains paraissaient être la proie des flammes. La seule différence vraiment notable provenait d'une approche plus brutale et chaotique, avec des reliefs apparents visiblement tourmentés, dans la matière même de la peinture et par le fait que les navires à voiles faisaient place à des bâtiments de guerre modernes. Ciel et océan presque indiscernables, dans un noir de charbon, des éclats blancs et orange et quelques taches grises, vertes et bleues, comme un instantané tiré d'une séquence de bataille navale nocturne. Le Jutland sûrement, sur cette toile à la bichromie d'une image d'archives, avec ces silhouettes d'antiques cuirassés géants, les dreadnoughts, affrontant leurs homologues allemands de la Kriegsmarine. Et sans doute ici, une représentation symbolique de la bataille de l'Atlantique, avec la menace lointaine et pernicieuse d'une sorte de banc de requins métalliques, dont on n'apercevait que l'aileron-périscope, entre les vagues.

À l'autre bout de la salle, près de la porte d'entrée, il apercevait un des petits formats. Ça ressemblait à une image verdâtre de viseur à vision nocturne, on y discernait le panache de flammes et de lumière d'un missile de croisière tiré d'un croiseur ultra-moderne, comme la queue d'un météore fusant bizarrement vers le ciel, au lieu d'en tomber.

Il sentit tout son corps tressaillir, comme si on venait de lui injecter une dose mortelle de vérité.

Que lui avait dit Anita, putain, un ancien de la Royal Navy?

Il fusa hors de sa chaise, comme saoul, malgré son abstinence. Il vit Pinto relever les yeux vers lui, étonné, et Alice tourner la tête, surprise par la brusquerie de son geste. Devant lui, un petit format distillait une lumière ocre et écarIate. Une plage rouge, sur fond de ciel au crépuscule. Planté dans le sable, aux limites d'une mer de sang, se dressait un poteau d'acier surplombé de deux mégaphones rougeoyants. Une sorte de sirène d'alarme solitaire, abandonnée et étrangement menaçante. The Red Siren, lut-il sur un carton de bristol noir. Il en ressentit une émotion confuse dont il ne sut expliquer l'origine. Il y avait une signature au bas du tableau, dans le coin de droite. Trois lettres: SKP. En anglais ça donnait «escape», échappée. Il tourna autour de la salle, et s'arrêta, stupéfait devant le grand format qui ornait le mur du fond, sous un espadon empaillé. Le titre en était The Great Escape-1990. La grande échappée. Un bateau noir et blanc fusait au ras des flots, comme un de ces schooners anglais qui partaient à l'assaut du cap Horn ou de l'océan Indien, au siècle dernier. Effilé et visiblement rapide, comme un requin, le voilier se discernait à peine de la masse de l'océan, fendant les flots vers une aube pâlotte qui rayonnait doucement à l'horizon.

La grande échappée.

Il fit volte-face vers le bar où le patron lisait le journal en dévorant des cacahuètes salées et fit un signe à Pinto. Ils se retrouvèrent côte à côte, accoudés sur le zinc de part et d'autre du tenancier ventripotent qui relevait vers eux un regard aimablement attentionné.

– Si, senhors?

Hugo vit Pinto armer un franc sourire et lâcher tranquillement:

– Nous cherchons un vieil ami, on nous a dit qu'il vivait dans le coin en ce moment. C'est un Anglais. Un nommé Travis. Il possède un bateau. un voilier qui s'appelle la Manta

Le silence n'était rompu que par le bourdonnement d'une machine à jeux, là-bas à l'extrémité du bar.

– Ça ne me dit rien, senhors, Travis, vous dites?

Pinto ne cessait d'offrir son sourire le plus aimable.

– Demandez-lui de qui sont les toiles, lâcha Hugo en anglais à Pinto, qui lui jeta un bref coup d'œil en coin.