Six longues séries d'atrocités filmées défilèrent, comme d'odieux vidéoclips, tournés au cœur de l'enfer.
Il fallut baisser le son des télévisions, tellement les hurlements et les plaintes s'avérèrent insoutenables. Certaines soufflées dans des langues étrangères que personne ne sembla reconnaître. Peut-être slaves, pensait Anita, pétrifiée devant l'abomination cathodique. Des jeunes filles, parfois très jeunes, vraiment. Quatorze, quinze ans…
L'étendue des supplices que peut recevoir un corps humain est sans limites. Sur chacun des films elle assista à plusieurs exécutions précédées de longues séances de tortures et de mutilations. Les images étaient nettes, avec un piqué dense, profond et régulier. Filmées de manière professionnelle sans aucun doute. De beaux effets de lumière, des fumigènes. Et de la musique. Du classique, ou du jazz des années 30 et 40. En contrepoint aux suppliques et aux hurlements animaux.
Anita comprit quelque chose, pétrifiée, devant le spectacle intolérable.
Dans La fête des ténèbres, par exemple, les tortionnaires étaient au nombre d'une bonne douzaine, tous masqués, hommes et femmes, et ils buvaient le sang de leurs victimes, suspendues par les pieds, dans de splendides coupes de cristal, comme les deux couples de Chaud et rouge. comme la vie.
Dans Le culte de la tronçonneuse, quatre adolescentes venant de pays divers, Europe de l'Est, Asie du Sud-Est et Moyen-Orient étaient violées et dépecées vivantes par deux hommes et une femme, aux visages cachés par des cagoules de cuir.
Dans Sister Full Moon, un groupe, composé exclusivement de femmes voilées de rouge, mutilaient longuement deux jeunes adolescents aux traits orientaux, peut-être hindous, ou pakistanais, ainsi que deux femmes noires et une petite adolescente maigrichonne, aux cheveux roux.
Ce qu'elle lisait sur les visages autour d'elle, à part l'effarement et le dégoût, c'était comme une lueur de pitié et de compassion pour les victimes.
Certains regards, noirs et intenses, fixaient De Vries, qui lui contemplait ses pieds…
C'était donc ça. Non seulement Eva K et son nouvel amant s'offraient des tournàges interdits mais ils faisaient profiter de leur expérience à d'autres. Au prix d'un substantiel ticket d'entrée, très certainement. Un club privé, très sélect, où l'on pouvait s'offrir un week-end de sauvagerie pure, filmé avec un équipement luxueux et non plus un vulgaire camescope. Les bandes devaient ensuite pouvoir être vendues très cher, à d'autres adhérents du réseau, bientôt membres de l'élite, à leur tour…
Dans le monde entier… Avec une organisation très cloisonnée et des sociétés écrans.
Dans le monde entier, depuis des mois, des aimées, des hommes et des femmes s'adonnaient sans doute régulièrement à des actes abominables et collectionnaient ainsi les souvenirs de leurs abjections dans quelques recoins de leurs bibliothèques privées. D'autres s'en délectaient secrètement, en attendant de pouvoir y goûter pour de bon… Oui, Eva Kristensen avait inventé une drogue bien plus dure que les diverses poudres blanches commercialisées par la Mafia.
Une drogue rouge et chaude comme la vie. Le sang. La violence. La Terreur.
Le Pouvoir pur.
La plus implacable des drogues.
Ils franchirent assez vite la frontière de l'Estremadure et à Tanganheira, Hugo trouva une cabine de téléphone d'où il appela le commissariat central de Faro. Il se fit passer pour 1'«inspecteur Hugo», d'Amsterdam, selon le code convenu et tâcha de se faire comprendre en anglais. Le policier de service réussit à lui apprendre qu'Anita n'était pas présente au commissariat et qu'elle demandait qu'il la joigne à un numéro qu'il lui donna.
Hugo regarda l'heure sur sa montre. Plus très loin de six heures, maintenant.
Il appela le numéro et tomba d'abord sur une voix de jeune femme, une voix blanche, stressée. «Casa AzuI, bom dia», à qui il demanda l'inspecteur Anita Van Dyke, puis sur une voix bourrue qui l'interpella en portugais, en lui demandant visiblement quelle était la raison de l'appel.
Il tenta le coup, dans un anglais simpliste, en décomposant bien chaque syllabe.
– Je suis l'inspecteur Hugo, d'Amsterdam, il faut que je la joigne.
L'homme hacha péniblement quelques mots d'anglais à touristes:
– L'inspecteur Van Dyke est repartie pour Faro, vous pourrez la joindre là-bas… dans une petite heure maintenant.
Merde, pensa-t-il, il avait trop traîné.
Il prit son inspiration et demanda, en détachant bien chaque syllabe:
– Serait-il possible de la joindre dans sa voiture et de lui demander de me retrouver quelque part?
Un long silence, hachuré de parasites. L'homme décortiquait visiblement l'information.
– Si… Où voulez-vous qu'elle vous rejoigne?
– Dites-lui d'aller jusqu'à Vila Nova de Milfontès, puis de prendre la petite route côtière et de s'arrêter au premier petit village de pêcheur. Il y a un bar à l'entrée du village. Je l'y attendrai.
Un nouveau silence, encore plus long.
– Vila Nova de Milfontès…, Petite route… premier village, d'accord, senhor.
– De la part de l'inspecteur Hugo, d'accord? Dites-lui de s'y rendre dès réception du message, O.K.?
– O.K., inspecteur…
– Je vous remercie infiniment. Obrigado…
Et il raccrocha en espérant qu'Anita recevrait bien son message.
Ils avaient encore un peu de temps à tirer et Hugo décida de continuer vers le nord. Il prirent la N120 en direction de Sines. La route traversa les coteaux qui bordent les plages à cet endroit et obliqua vers l'est, à l'embouchure du promontoire qui s'avance dans l'Océan.
Une inspiration subite le fit réagir.
– Dis-moi, demanda-t-il à Alice, qui avait retrouvé sa position sur la banquette arrière, est-ce que le nom O'Connell te dit quelque chose?
Il entr'aperçut le visage d'Alice qui entrait dans une intense réflexion.
– Oui… C'est le nom de ma grand-mère, je crois… Mais je ne l'ai jamais connue…
– Ta grand-mère paternelle, la mère de ton père?
– Oui, souffla-t-elle.
Hugo et Pinto croisèrent un bref instant leurs regards, d'un air entendu.
– Bon, dis-moi maintenant… Tu as déjà vu quelque chose qui ressemblait aux toiles de l'auberge, des peintures de ton père, c'est ça?
Elle opina lentement du chef.
Il s'arrêta un peu avant le cap qui se dessinait sur l'horizon. À un moment donné, il quitta la nationale et emprunta une petite piste sablonneuse qui longeait la mer.
Il y avàit une plage en arc de cercle ici, creusant une lande sableuse et de petites falaises à l'autre extrémité. Quelques pins de diverses souches poussaient çà et là. Des massifs broussailleux et désordonnés bordaient la piste.
Hugo observa le ciel qui s'orange ait autour de la boule de feu surplombant l'horizon.
Ainsi O'Connell était Travis. Avec un peu de chance ils réussiraient à entrer en contact avec lui dès ce soir.
Sa course-poursuite s'achevait. Elle l'avait emmené étrangement dans une escapade folle du nord au sud de l'Europe, sans qu'il ne sache vraiment pourquoi. Comme un signe incompréhensible venu du futur. Pourquoi avait-il fallu que cela arrive à un type comme lui, qui tentait maladroitement de surfer sur le chaos et l'histoire? Un écrivain encore inabouti qui avait un jour décidé que sa condition humaine ne permettait pas qu'on lui ôte tout espoir, en laissant se propager le virus de la purification ethnique, sur un continent qui avait failli déjà être définitivement détruit à cause d'elle…
Cela n'éclairait-il pas justement les choses sous un jour nouveau? Lorsqu'il s'était arrêté chez Vitali, avant de remonter jusqu'à Amsterdam, ils avaient eu une longue discussion tous les deux. Vitali lui avait raconté que des gangs de jeunes faisaient leur apparition en Allemagne, un peu partout, dans les grandes villes. Ces jeunes représentaient un espoir, tout autant qu'un début de riposté.
– Dès qu'ils voient des nazis dans leurs quartiers ces types leur font comprendre qu'il faut qu'ils dégagent, très vite et très loin… Ils se nomment les Panik Panthers.
Pas mal, avait pensé Hugo. La génération nucléaire prend le relais.
– Tu as des contacts avec eux?
– Oui. Ces jeunes sont parfaits. Ils sont totalement réfractaires aux idées totalitaires, quelles qu'elles soient. Ils font de la musique, certains sont des as de l'ordinateur…
Hugo avait éclaté de rire.
– Je vois que tu ne perds pas de temps…
– Tu sais aussi bien que moi qu'il nous est compté.
– Exact… Bon… Tu penses pouvoir réellement les incorporer à l'intérieur d'un de nos «black programs»?