– J'espère que vous n'avez pas pris de risques inconsidérés en venant ici avec ma fille.
– Nous avons réussi à neutraliser une bonne partie du gang la nuit dernière… et le temps m'était compté. Je devais vous retrouver vite, car ces hommes étaient à vos trousses… Là je pense qu'ils doivent plutôt se demander comment faire pour quitter le pays au plus vite.
C'est ce qu'il espérait de toutes ses forces, tout du moins.
– Maintenant si vous le voulez bien, avant mon départ, j'aimerais vous entendre, M. Travis. Que vous me racontiez cette histoire de votre côté.
Il en aurait besoin pour ce foutu roman sur la fin du siècle.
– Qu'est-ce que voulez savoir?
– Juste la semaine qui vient de s'écouler, parallèlement à notre fuite ou ce qui s'est passé depuis votre disparition il y a trois-quatre mois, mais je ne vous cacherai pas que toute votre vie semble recouverte d'un épais mystère, monsieur Travis.
Il avait essayé de dire ça sur un ton décent qui ne froisse pas l'homme.
– Ce que vous vous demandez c'est comment un homme comme moi a pu épouser une femme comme Eva Kristensen, c'est ça?
Hugo tenta de ne pas paraître trop gêné. C'est vrai, avait-il envie de répondre, cela faisait partie du mystère, indubitablement.
Pinto s'agita sur sa chaise.
– Je ne le sais pas moi-même, voyez-vous.
Le ton de sa voix témoignait d'un lourd fardeau, et très ancien.
Travis contemplait l'Océan, la tête tournée vers le vasistas. Une mer d'un bleu profond, presque violet, frappait interminablement la plage, dont le sable se teintait de rouge, comme le ciel à l'horizon. Le soleil n'était plus qu'un disque rouge sang, net et concret, à la limite des flots.
– Quand j'ai rencontré Eva Kristensen, je venais de quitter la Royal Navy, je me suis retrouvé à Barcelone, j'ai fréquenté des bars de marins. J'ai toujours fait de la voile, depuis mon plus jeune âge. J'ai rencontré quelques Espagnols qui vivaient dans le sud ou aux Baléares et j'ai décidé de m'établir comme skipper pour les touristes, en Andalousie. Un mois ou deux avant mon départ, j'ai rencontré Eva Kristensen par une connexion lointaine, l'ami d'un ami qui m'avait invité à une réception qu'elle donnait, sur son yacht…
Hugo acheva son verre de bourbon alors que l'homme rallumait sa pipe, le visage tourné vers l'Océan.
– Inutile de vous dire que ça a été un coup de foudre imparable et violent. Et réciproque, je l'ai vu tout de suite.
Hugo ne bronchait pas. Travis, malgré ses traits tirés et son sourire désabusé, avait dû être un jeune homme très séduisant douze ou treize ans auparavant.
De lourdes volutes s'échappèrent par l'ouverture, d'où soufflait un petit vent frais.
– Eva Kristensen était une jeune femme splendide. Nous… Nous avons eu une relation… Puis je suis allé m'installer en Andalousie… J'y suis resté quelques mois puis je suis venu m'installer en Algarve… j'avais rencontré des amis portugais avec qui je m'entendais mieux qu'avec les Espagnols… Joachim, le Grec aussi, déjà… Eva m'a rejoint et a acheté la Casa Azul.
Hugo détecta un voile dans la voix, à l'évocation du dealer assassiné.
L'homme poussa un long soupir.
– Vous savez, quand j'ai appris sa mort hier par les journaux, je savais déjà qu'Alice était en fuite et, bon sang, on peut le dire, sa fugue était en train de bouleverser tous mes plans…
– Tous vos plans? se laissa aller Hugo.
Travis ne répondit rien. Seul le bruit de succion régulier qu'il faisait avec sa pipe brisait le ressac étouffé des vagues, qui leur parvenait par la grosse fenêtre basculante.
– Oui, finit-il par lâcher. C'est une très longue histoire… Il acheva son verre d'une longue rasade et l'emplit à nouveau, offrant la bouteille à Pinto qui se resservit. Hugo déclina l'offre poliment. Il allait bientôt devoir se taper deux mille bornes d'une seule traite. Il ne répondait rien, cherchant à ce que le silence et le bourbon délient progressivement la langue de l'Anglais.
– C'est très compliqué tout ça… Mais quand Eva m'a privé de mes droits paternels, c'était à cause de la drogue…
Hugo vit Alice relever brutalement la tête pour regarder fixement son père. Elle aussi allait sans doute apprendre un certain nombre de choses. La main burinée de Travis vint caresser doucement ses cheveux.
– Oui, je me dopais énormément à l'époque. Il y avait eu le divorce et puis je savais déjà qui était Eva, vous voyez…
Hugo ne voulut pas l'interrompre sur ce point précis. On verrait ça plus tard. Il fallait laisser se dévider la spirale des souvenirs.
– Je ne savais pas où aller, alors je suis revenu en Algarve. J'ai zoné. J'étais au fond du trou… Puis Pinto m'a repêché.
De la main, il fit faire une rotation à son fauteuil et leva son verre en direction de son ami.
Puis il se laissa tomber sur le siège.
Pinto imita son geste en lui offrant un sourire complice.
– J'ai réussi à plus ou moins m'en sortir et j'ai recommencé à peindre, à la même époque je revoyais le Grec… Je continuais à fumer ou à sniffer de temps en temps et on était potes… Un jour le Grec m'a reparlé de la proposition que m'avait faite un gros dealer, à la première époque, quand je vivais avec Eva à la Casa Azul…
Hugo leva un sourcil dans l'attente presque impatiente de la suite.
Alice vint se poster aux côtés de son père. D'un geste protecteur le bras de Travis s'enroulait autour de sa taille.
– Ouais… ça a commencé presque tout de suite après la naissance d'Alice, enfin… progressivement. Mais vu qu'avec Eva on fréquentait ces boîtes à la mode j'ai rencontré ces mecs, et puis le Grec en connaissait quelques-uns… Bon, un jour y en a un qui m'a proposé de convoyer de la came, voyez?
Hugo lui fit comprendre que oui.
– J'ai dit non… J'avais la responsabilité d'Alice, je ne voulais pas faire de conneries. J'ai refusé et le type ne m'en a plus jamais reparlé. Mais à la deuxième époque, quand je suis revenu, le Grec m'a dit que c'était plus pareil. Eva m'avait pris Alice, je n'avais plus aucune responsabilité, justement. Il m'a dit que si je voulais il pouvait me brancher sur une ou deux opérations de convoyage, histoire de me remettre à flot. J'ai accepté.
Hugo ne broncha pas.
– Je suis un bon marin. Et je connais la Méditerranée et l'Atlantique sud par cœur. Je connais aussi parfaitement l'organisation des forces britanniques à Gibraltar, ou de la marine française, ou espagnole, voyez?
Il avait sorti ça avec un soupçon de fierté.
– Je me faisais payer très cher. J'ai fait pas loin d'une dizaine de voyages en deux ans… Plus une ou deux autres opérations…
Hugo tendit machinalement l'oreille.
– Excusez-moi, quel genre d'opérations? Une longue volute de fumée qui s'enroula jusqu'à la fenêtre.
Travis regarda Alice. Une gêne terrible se lisait dans ses yeux. Mais sa fille lui répondait de son seul sourire que tout cela n'avait pas d'importance, qu'elle se fichait qu'il fût contrebandier ou astronaute, criminel ou ministre, qu'il était là, qu'il était son père, et que seul cela comptait.
Hugo en ressentit une émotion subtile, et mélancolique.
L'homme fit de nouveau face à Hugo et à Pinto.
– J'ai aussi convoyé des armes.
Hugo se retint pour ne pas se tendre sur sa chaise.
– Deux fois… L'année dernière.
Hugo ne pouvait quitter Travis des yeux. L'homme perçut l'intensité de son regard. Il recracha une nouvelle bouffée.
– Sicile… et Croatie.
Putain… Hugo en était soufflé mais tentait de rester calme, de ne rien laisser paraître. Bon sang, aurait-il voulu s'écrier, vous ne connaîtriez pas un certain Ostropovic, à Zagreb, l'homme qui s'occupe d'une des principales filières clandestines? Mais il était hors de question qu'il dévoile la moindre information sur le Réseau. Il gardà donc le silence et contempla l'homme avec un sourire qu'il s'efforçait de retenir. Peut-être s'étaient-ils croisés à quelques jours près, sur ce morceau de plage croate où les «chalutiers» du Réseau avaient abordé? Les républiques en guerre s'approvisionnaient par de multiples filières, dont certainement la Mafia ou une de ses branches cousines. Travis avait été embauché par hasard comme skipper pour un convoyage clandestin, bravant l'embargo de l'UEO, lui aussi. Putain, se disait Hugo, l'homme serait une recrue de choix pour le Réseau. Et une vague d'excitation menaça de l'envahir. Bon dieu, un ancien de la Navy, rodé à la contrebande et à la stratégie navale…
L'homme ne le quittait pas des yeux. Hugo tenta de se maintenir calmement en état d'écoute. Il s'offrit un deuxième verre de bourbon.
– Bon, tout cet argent, plus ce que gagnait le Grec, un jour on a décidé qu'il nous servirait à faire un bateau… On a conçu la Manta, j'ai demandé quelques conseils à Pinto, en lui montant je ne sais quel bobard… excuse-moi, vieux…
Il releva son verre d'un air vraiment peiné.