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Elle ne put réprimer un violent tremblement à cette pensée.

Anita joua un instant avec son stylo, ongles roses sur le carbone noir.

Puis le refermant dans un petit claquement sec:

– Pour le moment on est entre deux eaux. Il n'y a pas vraiment d'enquête active mais l'instruction est ouverte et tu restes sous notre protection. Une simple convocation pour témoignage est lancée, sur le territoire néerlandais, mais…

Elle marqua une petite pause puis, fichant ses yeux dans ceux d'Alice:

– On peut faire du chemin avec des camions… Crois-tu que le Studio de tes parents puisse se trouver hors des Pays-Bas? Quelque part en Europe?

Alice n'avait jamais vraiment réfléchi au problème aussi fouilla-t-elle systématiquement dans ses souvenirs avant de se prononcer:

– Je ne sais pas… peut-être. Mes parents voyagent beaucoup, dans toute l'Europe, et dans le monde entier. Je n'ai fait qu'apercevoir deux ou trois photos, on n'y voyait pas le paysage… Une grande maison… Quelques arbres. C'est tout.

Elle termina, dans un soupir glacé de résignation:

– Ça pourrait être n'importe où, en Allemagne ou au Portugal.

Et à ces mots la pensée d'une autre photo resurgit des profondeurs de sa mémoire, celle d'une maison de l'Algarve, la dernière photo que lui avait envoyée son père.

Anita ne disait rien. Elle se leva lentement et rangea son carnet à sa place, dans la large ouverture pectorale de son blouson.

– Je vais relancer une enquête sur la disparition de Mlle Chatarjampa. C'est la seule chose de solide que nous ayons. Toi, il faut que tu restes ici, en attendant je ne peux rien faire de plus.

Alice lui envoya un petit sourire crispé. Elle comprenait. Elle en faisait déjà beaucoup. C'était de sa faute. Elle avait été naïve. Naïve et impatiente. Elle n'avait pas assez de preuves. La justice ne pouvait rien faire. Elle avait commis une grave erreur.

Le poids de cette erreur s'abattait sur ses épaules alors qu'Anita Van Dyke redescendait l'escalier et croisait l'équipe de nuit, venue relayer les Antillais. Alice vit sa voiture s'éloigner et elle entendit les deux flics se servir des bières dans la cuisine.

Elle referma la porte et s'assit sur son lit.

La nuit était tombée. La lune jetait une lumière sépulcrale sur les murs blancs de la chambre. Elle alla se mettre à la fenêtre et regarda les étoiles dans le ciel et les lumières palpitantes du centre-ville, à quelques kilomètres devant elle.

Des nuages venaient de la mer dispersant un petit crachin qui vint fouetter son visage. Au nord, la ville était recouverte d'un nuage de pluie qui transformait ses lumières en un océan chatoyant et mouvant.

Oui. Une grave erreur. Il ne faudrait en commettre aucune autre dorénavant.

Aucune.

Le lendemain, Alice termina son livre cinq minutes avant l'apparition de l'inspecteur. Ce soir-là, elle arriva plus tard que d'habitude, avec l'équipe de nuit.

Dès qu'elle fit irruption dans sa chambre, Alice comprit qu'il y avait de nouveaux problèmes.

– Les choses se sont accélérées cet après-midi, souffla-t-elle.

Alice se blottit, ne répondant rien, dans l'attente de la catastrophe à venir.

Anita se dirigea vers la fenêtre et s'y planta, regardant la ville.

– Les avocats de ta mère ont contacté le ministère de la Justice. Ils vont poursuivre un journal qui a vaguement relaté l'affaire et parlé de tes parents comme d'éventuels serial killers. Ils vont intenter un procès à l'État pour une série de motifs aux noms compliqués, parce que nous sommes allés vérifier ce que tu nous disais. Ils nous suspectent également d'avoir organisé les fuites et d'avoir ainsi trahi le secret de l'instruction… Ça chauffe dur. D'après eux, tes parents ignorent l'origine de cette cassette. Ils admettent avoir déménagé de la maison d'Amsterdam pour tout entreposer dans une nouvelle propriété dont ils te réservaient la surprise. Ils ont d'ailleurs signalé ta disparition à un commissariat de quartier dans l'après midi du 10… par téléphone. Ils affirment, aussi, que les cassettes de la pièce du sous-sol n'étaient que des films pornographiques qu'ils détournent pour leurs vidéos artistiques…

Anita fit une pause. Les yeux d'Alice étaient écarquillés. Elle n'en croyait pas ses oreilles et elle attendait la suite avec anxiété.

La jeune femme lâcha un petit soupir.

– D'autre part…

Elle sembla hésiter.

Alice se tortilla sur son lit, la gorge trop serrée, pour lui demander de continuer.

Anita reprit:

– D'autre part, les avocats de tes parents affirment que tu souffrais d'une dépression ces derniers mois. Ils disent qu'un psychiatre t'a suivie l'année dernière et au début de cette année…

Alice n'émit qu'un hoquet tragique, désespéré, avant d'exploser:

– Mais c'est faux, réussit-elle à hurler. Je… Je faisais juste des cauchemars, je… Mon dieu, ma mère va essayer de me faire passer pour folle… Vous comprenez? Elle va me faire passer pour folle!

Et elle retomba sur le lit, lourdement.

Anita s'approcha de l'adolescente et tenta de la consoler du mieux qu'elle put. Mais ce qu'elle avait à lui dire était encore plus terrible et rien de plus ne pouvait sortir de sa bouche.

Alice ne disait rien, prostrée, vaincue, anéantie.

Elle la prit par l'épaule et approcha lentement son visage du sien:

– Écoute-moi attentivement Alice. Le procureur a demandé aux avocats de transmettre à tes parents qu'il désirait les entendre comme témoins sur l'éventuelle disparition de Mlle Chatarjampa. Et sur cette cassette. Un des experts semble affirmer maintenant qu'il s'agit à coup sûr d'actes réels, mais deux autres persistent à dire qu'il pourrait s'agir de mise en scène tout à fait réussie. À la fin de l'après-midi, le procureur m'a convoquée pour me dire qu'aucune autre investigation policière ne serait entreprise contre tes parents…

Alice lui jeta un regard désespéré.

– Les avocats ont dit qu'un dossier médical complet signé par un psychiatre, le Dr Vorster, serait transmis au bureau du procureur… Il semblerait que ta mère accuse ton père, un certain Stephen Travis, d'être à l'origine de ce complot, qu'il t'aurait manipulée en t'envoyant des courriers secrets cherchant à détruire son image de mère et qu'elle lui intenterait également un procès.

Alice se recroquevilla sur elle-même, littéralement épuisée, vidée de toute substance. Quelque chose d'indicible menaçait d'emporter sa vie et son destin comme une vulgaire branche arrachée par la furie d'un fleuve en crue.

L'élégante et fine silhouette s'imposa à sa vue lorsqu'elle se pencha vers elle:

– Alice… Moi je te crois. Je ne pense pas que tu aies inventé tout ça… Quelque chose me dit que tu es venue me raconter la vérité l'autre matin.

Alice lui envoya un pauvre sourire de reconnaissance. Elle le savait bien, mais cela n'empêcherait pas la roue implacable de venir la broyer, n'est-ce pas?

La femme flic eut un sourire franc et plein de sérénité:

– Je continue mon enquête sur Mlle Chatarjampa quand même… Et j'ai obtenu que ta protection soit assurée jusqu'à la fin de cette semaine… Le procureur Goortsen voulait que tu sois prise en charge dès ce soir par les représentants légaux de ta mère à Amsterdam, le cabinet Huyslens et Hammer qui en a fait la demande…

Alice réalisa que l'inspecteur Van Dyke venait de lui obtenir un sursis de quelques jours.

Lorsqu'elle repartit, Alice comprit qu'elle avait là une chance inespérée. Une chance inespérée de reprendre l'initiative et de faire basculer la roue dans le bon sens. Elle avait quelques jours de sécurité assurée. Quelques jours pour mettre un nouveau plan en route.

Un plan qui la sauverait de sa mère.

Sa mère qui ferait tout pour la détruire, maintenant.

CHAPITRE III

Le vase explosa contre le mur dans un bruit de simple vaisselle brisée. «Bon dieu, pensa Wilheim Brunner, merde, un vase de plus de cinq mille marks. Cassé comme de la vulgaire vaisselle de station-service.» Mais déjà la voix froidement furieuse venait d'éclater dans la pièce, figeant tous ses occupants.

– BANDE D'INCAPABLES. FOUTUS CONNARDS DE BONS À RIEN…

Koesler lui-même faisait le dos rond lorsque Eva Kristensen était en colère et Wilheim le vit vouloir devenir transparent devant la femme blonde et menaçante, dont les yeux luisaient d'un éclat furieux derrière les élégantes lunettes aux verres fumés.

– Cela fait maintenant cinq jours qu'elle a disparu et vous n'êtes pas foutus de la… repérer?

Sa question avait la douceur de l'arsenic. Wilheim détestait sa voix lorsqu'elle se faisait ainsi mielleuse et dangereuse. Cela annonçait souvent, presque toujours, des actes d'une brutalité croissante.

Koesler ne disait rien, figé dans son attitude militaire, au centre de la pièce, les yeux fixés vers un point situé derrière la tête d'Eva. Une attitude figée et mécanique apprise dans les camps de mercenaires sud-africains.