Il attrapa Anita par le bras et se tourna vers Travis…
Celui-ci semblait à peine sortir de son état d'hébétude. Ses yeux étaient pleins d'une détermination glacée lorsque Hugo plongea son regard dans le sien.
– Bien, tout ce qu'il vous reste à faire, monsieur Travis, c'est nous apprendre sur le tas à manier votre petit chef-d'œuvre.
Il s'efforça de ne jeter aucun regard en arrière lorsqu'ils foncèrent vers l'entrée du hangar.
CHAPITRE XXV
Ce qui importe, ce n'est même pas d'être le plus fort, mais le survivant.
BERTOLT BRECHT, Dans la jungle des villes.
La nuit était d'un noir d'encre et les embruns fouettaient leurs visages. L'eau de mer balayait le pont, les trempant jusqu'aux os. Des nuages sans cesse plus nombreux couraient sur le ciel, occultant les étoiles. Un vent froid soufflait maintenant, venant du sud-ouest et là-bas, à l'horizon, il y avait comme un mur sombre, dense et menaçant. Des éclairs blanc-bleu traversaient parfois cette nuée encore lointaine, mais dont la présence se rapprochait implacablement.
Les vagues étaient devenues de puissantes ondulations liquides, écumantes de rage.
La Manta tranchait les flots, pilotée par Travis qui courait d'un bout à l'autre de l'embarcation, en leur hurlant des ordres qu'ils ne comprenaient pas toujours du premier coup. Il demandait à Hugo de s'actionner sur un winch, puis sur un autre et Anita, dont la blessure ne permettait pas d'efforts trop prononcés, le remplaçait par moments à la barre. Le reste du temps elle communiquait par radio avec les gardes-côtes et la police de Faro.
– Il y a un orage terrible sur Faro et Sagrès, leur cri a-t-elle en remontant sur le pont. Une grosse tempête. Les hélicos ne pourront pas sortir et les navires vont être à la peine. Même l'aéroport est fermé…
Hugo la regarda en essayant d'intégrer l'information. Travis venait de lui hurler de drisser quelque chose qu'il n'avait pas compris et il se tenait à la rambarde sans trop savoir quoi faire.
– Reprenez la barre. Maintenez le cap plein sud, hurla l'Anglais à Hugo avant de se précipiter sur une voile.
Il fallut plusieurs minutes à Travis pour amener les voiles puis faire basculer le grand mât en avant.
Si l'on voulait avoir une chance de rattraper Alice, il faudrait faire donner toute leur puissance aux turbines, avait crié l'Anglais dès la mise à l'eau.
La Manta fonçait maintenant, frappant les vagues dans un battement implacable. Sur leur gauche, au loin, les petites falaises et les dunes dessinaient une barre grise.
Soudainement la pluie se mit à tomber, à grosses gouttes, quoiqu'il ne puisse vraiment la discerner des embruns et des éclaboussures qui attaquaient le bateau.
Au-dessus de lui, le ciel n'était plus qu'une coupole noire, qu'il aurait pu toucher en levant la main.
Un éclair raya l'horizon.
Travis replongeait déjà derrière la barre. Hugo ne vit pas le canot tout de suite. C'est Anita, remontée sur le pont, s'accrochant elle aussi au bastingage, qui tendit le doigt vers la nuée sombre.
– Regardez! lui cria-t-elle au-dessus du vacarme.
Il plissa les yeux et les abrita du mieux qu'il put derrière sa main. L'Océan semblait recouvert d'un gaz gris-bleu, là-bas, vers le sud-ouest et, entre deux vagues, il crut bien apercevoir quelque chose qui fonçait vers le large. Une tache blanche et fantomatique qui voulait disparaître dans l'orage. À force de patience et de concentration, il réussit à discerner un hors-bord, avançant dans une gerbe d'écume, contre le vent et les vagues.
Il allait hurler quelque chose à Travis lorsqu'il vit celui-ci tourner la barre vers tribord, à toute vitesse.
Le bateau gîta dangereusement et Travis lui tendit une énorme paire de jumelles ultra-modernes en hurlant:
– Ne les perdez pas de vue, c'est sûrement eux…
Il s'agissait de lunettes à vision nocturne de la Royal Navy et le spectacle de l'Océan et de l'orage scintilla en vert devant ses yeux. Il pointa assez vite le hors-bord et réussit à le suivre entre les vagues.
Il aperçut plusieurs silhouettes blotties au fond du petit bateau. Les cheveux de l'une d'entre elles flottaient au vent. Une silhouette menue, au milieu d'un groupe d'hommes visiblement armés.
– Ce sont bien eux, hurla-t-il. Foncez… Foncez!
Il tendit les jumelles à Anita.
Il attrapa son sac de sport, aux pieds de Travis, et l'image du fusil à pompe en amena une autre, dans son esprit. Celle du corps de Pinto, à l'entrée du hangar, baignant dans son sang, lorsqu'ils l'avaient découvert. Le fusil gisait à côté de lui.
Travis avait alors juste dit: «Il a même pas eu le temps de s'en servir…»
Hugo extirpa la mitraillette et vérifia que les deux chargeurs pleins, attachés tête-bêche au Chatterton, tenaient solidement. Il arma l'engin et le plaça en position de tir. Il réussit à stabiliser son viseur sur le hors-bord mais, évidemment, il étaIt hors de question d'effectuer le moindre tir à cette distance.
– Rattrapez ce bateau, Travis, putain…, siffla t-il entre ses dents.
C'est à ce moment qu'un autre navire surgit de l'obscurité.
À quelques centaines de mètres du hors-bord il vit une haute structure se dessiner au-dessus des flots. Un beau yacht moderne qui surgissait de l'orage, de profil, la proue dirigée vers le sud. En pointant le navire avec le viseur il discerna quelques silhouettes à la poupe. Il vit également un long câble noir qui plongeait dans les vagues. Ils avaient jeté l'ancre.
Il tourna la tête vers Anita. Malgré la situation il ne put s'empêcher de se dire qu'elle était incroyablement belle, les cheveux en oriflamme, le visage constellé de gouttes d'eau, son gilet de sauvetage comme une cuirasse guerrière.
Elle tournait la tête vers lui.
– C'est sûrement le bateau d'Eva Kristensen, lui hurla-t-elle aux oreilles. L'orage l'a obligée à se rapprocher des côtes pour récupérer ses hommes et Alice.
À la manière dont elle disait cela, elle indiquait que la mère d'Alice avait sûrement commis là une grosse erreur.
Il ignorait encore comment mais il était clair qu'il fallait s'en saisir, de cette erreur.
Un détail lui revint subitement en mémoire. Lors de leur visite du voilier, Travis lui avait raconté qu'ils avaient pallié la fragilité habituelle de la proue, surtout à cause de la vitesse exceptionnelle du navire. Ils avaient en quelque sorte blindé l'avant de la Manta, sacrifiant un peu de légèreté à une résistance supérieure.
– Foncez, hurla-t-il à nouveau, foncez!
Un plan était en train de germer dans sa tête. Un foutu plan de kamikaze, ça oui.
Travis tourna la tête vers lui, l'air intrigué.
– Foncez, répéta Hugo, un ton en dessous.
– C'est quoi vot'plan? cria Travis.
– Rattraper ce foutu hors-bord…
– C'est pas sûr qu'on ait le temps…
Hugo ne répondit rien. Le hors-bord s'approchait en effet du beau yacht blanc qui se découpait plus nettement à chaque seconde malgré les trombes d'eau qui balayaient l'univers maintenant. Jamais, ça non, jamais, Hugo ne s'était à ce point senti trempé. Il avait l'impression d'avoir passé des siècles au fond de l'Océan.
Anita l'attrapa par le bras.
– Qu'est-ce que vous comptez faire, Hugo? Alice est dans le hors-bord…
Il le savait, bon dieu, avait-il envie de hurler, maisil se retint. Il était en effet en train de calculer les chances de réussite de son plan de dingue. À peine supérieures au zéro absolu. Il vit le hors-bord s'approcher encore du yacht mais la Manta gagnait sur lui, c'était clair. Le voilier de Travis était une véritable corvette des mers.
Il replaça le viseur de la Steyr-Aug devant son œil et pointa les silhouettes sur le pont du yacht.
Un éclair raya de nouveau le ciel, beaucoup plus près, suivi presque aussitôt d'un énorme roulement de tonnerre. L'orage les engloutissait, peu à peu. Et le yacht pointait son nez vers le sud, là où les éléments se déchaînaient pour de bon. Le yacht semblait attendre le hors-bord, aux prises avec des vagues qui se creusaient un peu plus à chaque seconde. Le vent soufflait en une longue rafale continue, d'une violence croissante. Le grand bateau était voilé derrière un rideau de pluie et d'embruns. À chaque éclair, sa coque d'un blanc immaculé brillait comme sous un coup de projecteur.
Il vit le hors-bord atteindre le yacht, par le flanc gauche… bâbord, rectifia-t-il. Il se maintenait à l'arrière du gros bateau, fragile esquif, ballotté au sommet des vagues. Dans la luminescence verdâtre du viseur il vit un homme jeter une longue corde vers l'arrière du yacht, où un autre homme s'en saisit. Le hors-bord avait du mal à se maintenir près du yacht, mais à l’occasion d'un espace de répit entre deux vagues il vit le même homme pousser une petite silhouette devant lui, jusqu'à l'échelle de bord. Il l'aida à s'y agripper et à entreprendre la difficile ascension.
Oh, putain, faillit-il hurler, foncez, Travis, foncez. Mais sa mâchoire ne voulait même plus s'ouvrir. Il vit l'homme et la petite silhouette être pris en charge sur le pont alors que le canot était rejeté à quelques mètres de l'échelle par les vagues.