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Il n'aurait jamais cru qu'un tel choc fût concevable.

Travis avait su parfaitement manœuvrer, doublant le yacht par bâbord avant de foncer droit sur la poupe, là où se trouvait le moteur. La collision fut spectaculaire. Ils furent tous trois éjectés de leur place, malgré leur préparation à l'inévitable et à leurs sangles. Anita tomba et roula sur son mauvais bras, en poussant un cri de souffrance aiguë. Travis ne lâcha que d'une main la barre, se retenant par miracle. Hugo bascula vers l'avant, perdant l'équilibre et manquant de lâcher son arme dans la chute. Il s'agrippa à elle comme à une bouée.

Un trou énorme avait déchiré la coque du Red Siren, dont il voyait le monogramme, une sirène écarlate et les deux mots en lettres gothiques. La percussion avait également fait éclater l'avant de la Manta, tordant l'acier-titane et le polycarbonate en une sculpture surréaliste.

Vite, maintenant, très vite.

– Take the gun and the bullets in the bag. Quickly!

Il se relevait déjà à toute vitesse, dérapant à moitié sur le pont trempé d'eau de mer. Il replaça aussitôt son œil derrière le viseur.

Les vagues puissantes s'engouffraient par l'ouverture béante.

Le moteur du yacht s'éteignait en toussotant pitoyablement, ses turbines stoppèrent. Seule la symphonie impressionnante des éléments se faisait entendre. Aucun son humain ne semblait provenir du gros cruiser, maintenant entravé au voilier, comme deux êtres marins cherchant une impossible symbiose. Déjà la Manta s'arrachait du yacht, sous l'attaque des vagues. Néanmoins, et il fut surpris de constater qu'il pouvait s'en rendre compte, néanmoins la pluie tombait avec moins d'ardeur maintenant, et l'orage s'éloignait de la mer pour pénétrer à l'intérieur des terres, là-bas, vers l'Alentejo…

Il se pencha vers Anita.

– Comment ça va?

– Ça ira, émit-elle d'une voix blanche en se relevant.

Travis avait empoigné le Remington calibre 12 et armait la pompe. Hugo discerna une détermination farouche sur ses traits. Nul doute qu'il serait prêt à tuer.

Bien, pensa-t-il, allons donc affronter le monstre dans son antre puisque c'est de cela qu'il s'agit.

– Et maintenant qu'est-ce qu on fait? demanda Anita en essayant de ne pas trop couvrir le vent.

– Il faut monter… Mais j'ai peur qu'ils nous attendent avec l'échelle de bord en ligne de mire…

Travis avait compris, lui aussi.

– Qu'est-ce qu'on fait alors?

C'est vrai que son plan avait dû être improvisé en quelques secondes. Il n'avait pas eu le temps de prévoir cette alternative. Il fallait donc continuer. Continuer à improviser.

– Si on passait par l'intérieur? Par l'orifice qu'on a fait… Avant que le yacht n'ait coulé…

Deux secondes de réflexion, hachées par les rafales chargées de pluie.

– Non, dit Travis, trop dangereux, il faut réussir à s'amarrer, comme le canot, et pour ça y a qu'un moyen…

– Et lequel? demanda Hugo.

– Faire confiance à la Manta et aux durs enseignements de la Navy.

Travis était de nouveau à la barre et il enclencha une grosse manette à sa droite. Hugo entendit un vague bourdonnement dans son dos, et ressentit une légère vibration sous ses pieds.

Travis réussit à stabiliser le voilier contre le flanc du yacht qui dérivait. Hugo attrapa un barreau de l'échelle et se hissa, la Steyr-Aug en bandoulière. Il détestait cette impression d'être suspendu à quelques mètres au-dessus des flots déchaînés, par cette nuit d'encre. Heureusement que ses quatre mois de «tourisme» dans les Balkans lui avaient redonné une assez brillante forme physique, se disait-il pour se donner du courage, s'efforçant de ne surtout pas regarder vers le bas.

Il savait à peu près quoi faire arrivé en haut. Déjà attendre l'Anglais, sur un côté de l'échelle, la tête rasant la rambarde. Ensuite, lui avait dit Travis, on arrosera le pont. Vous avec votre jouet, d'une seule main, et moi avec ça. Il avait engagé une balle dans le canon de son 45. Ensuite on roule par-dessus bord chacun d'un côté et votre amie, elle nous suit pour nous couvrir.

C'était cohérent au moins, s'était dit Hugo avant d'acquiescer et de se propulser sur l'échelle. Travis vint se glisser à ses côtés, avec un filin muni d'un système métallique à son extrémité… Hugo se maintenait difficilement à l'échelle et l'idée de devoir épauler d'une seule main la Steyr-Aug ne l'enchantait pas du tout. Il empoigna l'automatique dans son harnais, sous son gilet de sauvetage, et montra l'engin à Travis.

– J'préfère me servir de ça, dans un premier temps, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Travis lui fit un clin d'œil affirmatif.

– O.K… À trois, on y va…

– O.K., émit faiblement Hugo…

Non mais qu'est-ce qu'il foutait ici, au milieu de cette mer déchaînée, à la poursuite d'une putain de sirène rouge? eut-il le temps de se dire avant que les lèvres de Travis n'émettent un «Three, let's go!» fatidique, dans un ralenti tout à fait étrange, mais qui le propulsa dans un film-éclair.

Ils se hissèrent simultanément et Hugo vit son bras se détendre au ras du pont, sous la rambarde. Au bout de son poing l'univers se dévoila, sombre et menaçant. Un corps allongé en travers, à deux mètres. L'arrière de la cabine avec une porte entrouverte. L'habitacle de la salle de commandes, troué par ses rafales, les deux coursives latérales désertes. Son doigt appuyait déjà sur la détente. Plombant la cabine. Il se rua par-dessus le bastingage avec une bonne seconde de retard sur Travis. Bon sang, pensait-il en roulant sur le pont, pas mal l'enseignement de la Navy, en effet.

Travis enroulait à toute vitesse son filin à la bite d'amarrage lorsqu'on tira depuis l’avant du bateau. Des deux côtés. Hugo vida son chargeur en direction des flammes. Il entendit des voix et des plaintes en espagnol. Travis ouvrit le feu à son tour et ils se ruèrent vers la porte de la cabine d'un même élan, mus par une force invisible qui les synchronisait.

Travis retira le fusil à pompe de son épaule et Hugo l'imita, rangeant le Ruger avant d'empoigner le pistolet-mitrailleur.

O.K., pas mal, on est vivants, pensait Hugo en s'aplatissant contre le chambranle de la porte. Il vit Anita prendre difficilement position sur le pont, et il comprit que tout devait s'enchaîner à toute vitesse, maintenant. La protéger. Il se mit en position de tir, épaulant en direction de l'autre bout du navire. Il vit la proue se découper dans la luminescence verdâtre.

Nom d'un chien, au même instant une silhouette se découpait brutalement et faisait feu. Il entendit nettement les insectes mortels buzzer au-dessus de sa tête. Des lueurs vives rayèrent l'écran vert. Il arrosa avec rage et entendit un hurlement, suivi par le bruit d'une chute. Son percuteur cliqueta, à vide. Il reprit l'automatique et plaça la mitraillette contre son dos. À sa droite, Travis et Anita répondaient à un autre tireur, qui cessa le feu au bout d'un moment, lui aussi.

Le riot-gun de Travis était fumant.

La pluie avait presque cessé. Les éléments se calmaient imperceptiblement, comme une longue séquence de musique répétitive, aux changements impalpables, mais dont on prenait conscience par à-coups.

Il se demanda aussi combien ils étaient encore à les attendre dans l'obscurité? Où était cette putain d'Eva Kristensen… Et où était Alice, nom de dieu?

Ils retenaient leur respiration, plaqués de part et d'autre de la porte, les oreilles aux aguets.

Il y avait une sorte de vibration dans l'air.

Ils finirent par se regarder tous trois, stupéfaits. Ils entendaient des voix leur parvenir. De nulle part, de très loin, délitées par le vent, freinées par les parois du bateau. Oui, comprenaient-ils, on parlait à l'intérieur du navire, là, derrière cette porte.

Hugo regarda Travis et mit la main sur la poignée, qu'il tira vers lui, d'un centimètre, en silence. Il n'y avait pas de doute, on parlait dans les entrailles du bateau. Et il allait donc falloir descendre.

C'est à ce moment-là que le navire prit brusquement du gîte, vers l'avant et bâbord, et qu'ils faillirent rouler tous trois sur le pont. Ils se rattrapaient par miracle les uns aux autres, lorsqu'ils entendirent un hurlement à l'intérieur, là, toujours derrière cette porte..

«Aliiiice!» hurla-t-on avant qu'une violente explosion ne déchire les entrailles du navire.

*

– Donne-moi cette grenade, Alice, avait dit sa mère. Je ne te le demanderai pas deux fois.

Alice avait contemplé, fascinée et terrorisée, le canon du fusil qui se collait à son front, alors que deux yeux étincelants luisaient dans la pénombre, avec une intensité diabolique.

Alice tenait la grenade dans ses deux mains, tendues en avant. Elle n'avait pas eu le temps de la dégoupiller, sa mère était déjà sur elle.

Dans le salon il y avait dix centimètres d'eau et ses pieds étaient gelés. Étrangement cette information n’arrivait pas tout à fait à prendre corps en elle. Comme si son corps, justement, n'était qu'une vague structure vivante, mais lointaine.