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– Maman, émit-elle doucement, pose ce fusil, je t'en prie.

– Donne-moi cette grenade. petite sotte, avait jeté sa mère, plus durement…

Là-haut, sur le pont, ça pétaradait comme dans une rue en fête et l'attention d'Alice fut momentanément attirée par la fusillade. Elle ne vit qu'un mouvement incroyablement vif. D'une main sa mère continuait de tenir le fusil, solidement bloqué sous l'aisselle. De l'autre elle venait de lui arracher la grenade, sans qu'elle ait eu le temps de réagir.

Le petit fruit de métal noir se retrouva enserré entre les griffes rouges de sa mère.

– Ma petite chérie, susurra sa mère en reposant son fusil sur la table et en brandissant l'objet devant elle… Je vois que tu as quelques dispositions néanmoins… Rien ne me fait plus plaisir…

Les traits de sa mère semblaient transfigurés, comme proches d'une extase mystique. Elle maintenait la grenade au-dessus de son visage, comme une offrande à un dieu particulièrement dangereux.

– Je n'arrive même pas à t'en vouloir, Alice, c'est étrange… C'est vrai que tout n'est pas de ta faute… Je ne me suis pas assez occupée de toi… J'ai laissé toute cette éducation humaniste et égalitariste pervertir ton esprit…

Alice ne voyait sa mère que comme une silhouette déformée par le rideau de larmes qui recouvrait ses yeux.

– Maman… Te t'en supplie, qu'est-ce que tu fais?

Sa mère lui jeta un regard fou.

– J'admire la clé de notre libération, ma petite chérie.

Elle dégoupilla la grenade, d'un geste terriblement sûr. Ses doigts blanchissaient sous la pression qu'ils exerçaient.

– Maman…

– J'ai commis une grossière erreur en ne prenant pas en charge ton éducation moi-même. Je t'aurais enseigné les véritables mystères de la vie. Je t'aurais fait découvrir l'extase de la fusion transpsychique… le rituel du sang, le Saint-Graal… Tu ne dois pas t'en faire, Alice, avait alors murmuré sa mère. Rien ne peut nous arriver… notre généalogie est spéciale, nous… je t'expliquerai plus tard, quand nous serons loin d'ici, je t'expliquerai pourquoi nous appartenons à une race supérieure, faite pour dominer l'humanité dans un futur proche.

– Maman…, émit-elle doucement, je t'en prie. Il faut te rendre… Ils… Ils ne te feront pas de mal… Ils…

– Qu'est-ce que tu racontes, petite sotte?

Le ton de sa voix s'était brutalement durci. Ses yeux étincelaient, d'une colère maladive, et paranoïaque. Elle brandit l'engin meurtrier au-dessus de sa tête.

Alice se rendit compte à cet instant que la fusillade s'était tue. Seuls les craquements du bateau et la vibration infernale de l'Océan emplissaient l'atmosphère.

Le navire gémissait sous l'assaut des vagues qui frappaient inlassablement sa coque.

– Qu'est-ce que tu crois? jeta sa mère, avec un rictus méprisant. Tu sais ce qu'ils feront? Ils me déclareront folle… Ils m'enverront dans un asile… Moi. Alors que je n'ai fait qu'expérimenter de nouvelles formes de domination absolue, afin de régénérer mon âme par des mécanismes primitifs complexes que je me suis efforcée d'actualiser, d'adapter à notre époque, un jour, tu verras, Alice, mon génie sera reconnu à sa juste valeur…

– Maman… je t'en supplie… qu'est-ce que tu vas faire maintenant?

Sa mère émit un bref éclat de rire

– Ce que je vais faire? Tout ça c'est à cause de cette stupide éducation basée sur la science et le matérialisme… La décadence, l'incompréhension et le refus des grandes lois naturelles… Seuls les plus forts survivent. La prédation est un jeu. Qui ouvre sur l'Immortalité… J'écrirai un livre un jour là-dessus… tu sais.

Et sa mère se mit à exécuter une danse bizarre avec la grenade.

– Ce qu'il faut comprendre, d'abord, c'est que tuer est un art… Et que seule une élite peut y parvenir, évidemment. Le monde est une réserve de chasse pour l'aristocratie du XXle siècle. Ceux qui seront chargés d'exterminer toute cette masse grouillante qui se dénomme pompeusement humanité…

– Maman, maman, réussit-elle à articuler derrière son rideau de larmes… Pourquoi Mlle Chatarjampa, pourquoi?

Sa voix s'était teintée d'une sorte de tension rageuse sur le dernier mot.

Sa mère eut un geste d'énervement.

– Ah! Qu'est-ce que cette petite pouffiasse du tiers-monde vient faire là-dedans?… c'est Wilheim évidemment, les hommes sont très faibles, tu t'en rendras compte très vite, il est facile de les mener par le bout du nez, ou d'un autre endroit, mais ils ne sont pas fiables… En plus elle l'a bien payé cette petite salope, j'ai bien vu comment elle te farcissait la tête de conceptions matérialistes. Comment oser faire abstraction du caractère sacré de l'homme et du cosmos? Nous avons besoin de religions je te l'assure, mon ange. De religions nouvelles, qui retrouvent la pureté sauvage des anciens rites. Tout en préparant l'avenir… j'ai des projets grandioses à ce sujet, Alice, des projets où tu tiens une grande part, je te le jure…

– Maman…

Quelque chose s'effondrait en Alice. C'était comme si sa mère disparaissait en tant que telle, définitivement. L'ultime noyau d'amour se volatilisa, comme une roche pulvérisée par la dynamite, dans un éblouissement de douleur mentale. Tu n'es plus ma mère, pensait-elle, la glotte bloquée, comme asphyxiée par un gaz intérieur… Tu es la Chose. Tu es devenue…

C'est à ce moment qu'une vague plus puissante s'engouffra violemment dans le navire. La porte s'ouvrit brutalement, déversant un tapis d'eau noirâtre et l'univers bascula.

Quelque chose se débloqua brutalement dans les profondeurs de son cerveau. Elle perçut toute la séquence dans une globalité que seuls les rêves possèdent.

Sa mère qui s'effondrait en arrière, lâchant la grenade qui accompagnait sa chute comme un satellite fatal. Elle, qui tombait en avant mais se retenait par miracle à la poignée de la porte. L'univers bascula encore plus alors qu'elle glissait dans l'eau huileuse. Sa mère s'abattait dans un plouf sonore en poussant une sorte de plainte étrange. Alice vit la grenade s'écraser dans l'eau entre les jambes gainées de soie.

Elle se propulsait avec une énergie désespérée dans la coursive.

Derrière elle un hurlement commença à s'étirer dans l'espace alors que par contrecoup le yacht se remettait d'aplomb. Elle s'affala dans l'eau au pied des marches alors que l'explosion soufflait le salon. Elle eut le temps de voir que le corps qui avait roulé au bas des marches avait glissé sur le côté de la coursive. Elle sentit un vent chaud chargé de débris et de fumée, ainsi que des brûlures un peu partout sur le corps, avant qu'elle ne s'évanouisse à moitié, la tête contre la première marche de l'escalier.

Elle se rendit à peine compte qu'on ouvrait brutalement la porte au-dessus d'elle. Un courant d'air froid et humide envahit néanmoins l'atmosphère et dans l'obscurité elle discerna la volée de marches qui menait droit à trois silhouettes, sous un ciel nocturne et tourmenté.

*

– Ainsi Eva K. échappe à la justice…

Anita regardait le yacht qui s'enfonçait dans la mer alors que Travis manœuvrait pour faire demi-tour.

La Manta était blessée mais pouvait encore naviguer, à vitesse réduite.

– La sirène rouge disparaît dans les flots. Moi, ça me semble logique, avait marmonné Hugo.

Dix minutes auparavant, au bas de l'escalier, Travis s'était précipité sur Alice, tandis qu'Anita et Hugo avaient pénétré avec précaution dans le salon dévasté. Ils entendirent Alice hacher quelques phrases péniblement: «Elle a lâché la grenade, papa, je n'ai rien pu faire…»

Hugo avait vu les restes ensanglantés d'un corps horriblement mutilé, les deux jambes arrachées, abdomen et thorax carbonisés et éventrés à un autre bout de la pièce, la tête à moitié détachée du cou, à demi recouverts d'une eau sale et encombrée d'objets flottants. Une masse de cheveux blonds brûlés camouflait une charpie qu'il ne voulut pas regarder de trop près.

Un trou énorme redressait le métal déchiqueté comme une fleur noircie, sur le sol, dans un bouillonnement d'eau de mer.

Anita s'était raidie devant le spectacle et Hugo l'avait regardée.

– Inutile de sortir vos mandats, Anita, avait-il laissé tomber. Puis dans un souffle:

– Inutile aussi qu'ils voient ça. Ce putain de bateau coule, tirons-nous au plus vite…

Il l'avait attrapée par son bras valide et forcée à quitter son état de fascination morbide pour le cadavre.

Maintenant, à moins de cent mètres d'eux, le Red Siren se couchait sur un côté, au ras des flots. Quand ils avaient quitté le navire en perdition, il avait vu un cadavre glisser contre le bastingage sur le pont avant, et un autre plus loin, qui poussa une plainte étouffée. Il se répéta qu'il n'avait rien entendu, en descendant l'échelle et en atterrissant pas trop mal sur le pont du voilier.