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Dans deux ou trois petites minutes, le Red Siren se dresserait à la verticale et disparaîtrait lentement dans les flots.

Travis manœuvrait la barre, le visage fermé, tendu vers la lointaine ligne grise de la côte. Au-dessus d'eux les nuages se délitaient et les étoiles faisaient timidement leur apparition. Alice se blottissait contre son père, le visage livide, les cheveux trempés d'une eau noirâtre.

Anita et Hugo se tenaient à l'arrière de la Manta, observant le spectacle du yacht qui s'abîmait au çœur de l'Océan. Leurs corps se touchaient sans qu'ils s'en rendent vraiment compte, cherchant un peu de chaleur, dans le vent froid qui découpait leurs membres trempés.

Lorsqu'ils abordèrent sur la petite plage du hangar, l'image du navire s'occultant dans la nuit marine persistait durablement dans son esprit. Travis réussit à échouer le voilier sur le sable, sans trop de casse supplémentaire, près de la rampe. Anita put joindre ses collègues avec le poste de radio et les grésillements métalliques résonnèrent longuement sur la plage, Anita essayant de situer au mieux le lieu du naufrage.

Travis emmena sa fille à l'intérieur du hangar et Hugo vit l'Anglais recouvrir d'une bâche le corps de Pinto, au passage.

Hugo attendit la jeune flic au bord de l'écume.

– Vous leur avez dit que nous étions ici?

– Comment? s'exclama-t-elle, stupéfaite.

– Vos collègues, vous leur avez dit que nous étions revenus ici?

– Oui… oui, mais je leur ai dit aussi que tout allait bien… Que nous nous rendrions à Sagrès au petit matin… J'leur ai dit qu'Eva Kristensen avait sombré avec son bateau et j'ai pu joindre mon collègue d'Amsterdam. Brunner est en fuite, en Afrique visiblement. Eva Kristensen est morte mais maintenant nous devons défaire toute la pelote, ses complicités, les membres de son espèce de secte, partout…

– Écoutez… Il saisissait son bras, sans même s'en rendre compte, l'esprit en compote, partagé entre mille désirs et nécessités contradictoires, épuisé par la pression des événements. Je… Travis m'a dit que son 4x4 était planqué quelque part dans les collines… Moi je vais prendre la Fiat et récupérer ma voiture à Faro…

La main d'Anita s'enroulait autour de son bras. Ses yeux dardaient sur lui deux rayons d'un éclat phénoménal, dont il fallait absolument faire abstraction.

– Je… je vous l'ai dit tout à l'heure, c'est pas possible… je dois absolument m'éclipser, vous comprenez, il est hors de question que je témoigne et que j'apparaisse dans les procès-verbaux de l'enquête…

Anita ne le quittait pas du regard.

– Ça… Ça va être difficile… Il faudra expliquer le massacre d'Évora…

Elle s'approchait de lui en maintenant la pression de son bras valide.

– Vous… Vous pouvez dire que Berthold Zukor est mort dans l'attaque du yacht. Mon corps a disparu dans les flots… Demandez à Travis et à Alice de tenir cette version, je sais qu'ils le feront.

Ils n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Malgré le vent, il pouvait sentir l'onde de chaleur qui se dégageait de la rencontre de leurs deux corps, si intensément vivants.

– Je n'ai pas du tout l'impression que votre corps a disparu dans les flots…

– Bon sang, vous êtes une drôle de fille, Anita.

– Écoutez, Hugo, ou Berthold Zukor, ou qui que vous soyez, sachez qu'on ne se soustrait pas si facilement au bras de la justice.

Un sourire sensuel et fascinant prenait possession de son visage.

Il essaya de s'échapper, mais Anita se tenait à lui solidement et sa volonté, il devait le reconnaître, était considérablement diminuée.

– Ne faites pas l'imbécile, martela-t-il. Je vous demande déjà de mentir et donc de vous parjurer, n'aggravez pas votre cas…

– C'est si important que ça?

– Quoi?

– Je n'sais pas justement, votre foutue mission ou j'sais pas trop quoi.

Il y avait une palette impressionnante d'émotions dans le regard de la jeune femme. Désir et colère, frustration et curiosité. Il en ressentit comme un tourbillon de sensations à son tour.

– Je… ça… ça n'a rien à voir avec ça…

Il mentait sans aucune conviction, anéanti par la beauté et le désir.

– Écoutez, soupira-t-elle en lâchant son bras…, je… je suis épuisée. Je veux juste dormir quelques heures et partir à l'aube… Vous pourrez réfléchir à tout ça demain matin, à tête reposée…

Sa main s'enroulait comme une langue de soie mouillée autour de sa paume et il comprit qu'il était inutile de résister. Ses lèvres étaient salées, d'un goût merveilleux, qui devint le centre de l'Univers.

Ils dormirent dans la Fiat, enlacés l'un à l'autre, épuisés, d'un sommeil lourd mais étonnamment bienheureux.

Lorsque l'aube se leva il s'éveilla pour voir une ambulance remonter la piste, à l'autre bout de la plage, emmenant le cadavre de Pinto et les corps des tueurs. Anita se tenait sur la rampe, le visage tourné vers l'Océan.

Lorsqu'il remonta vers la côte basque, quelques heures plus tard, Hugo Cornelius Toorop, alias Jonas Osterlinck, ne pouvait effacer l'image qui emplissait son esprit, comme un écran de cinémascope. Le visage d'Anita lorsqu'ils s'étaient séparés à Faro, sur le parking de l'aéroport. Une autre image interférait souvent avec ce prodigieux gros plan, l'image d'Alice et de Travis, à quelques kilomètres de la Casa Azul, là où leurs routes s'étaient séparées.

Il avait essayé de ne pas trop prolonger les adieux.

Lorsqu'il s'était agenouillé devant Alice, il avait agrafé l'emblème des Liberty Bell à la boutonnière de son blouson.

– Un petit souvenir… Ton père t'expliquera plus en détail, mais tu devras dire que je suis mort sur le bateau, abattu par ta mère. Il l'avait embrassée et Alice l'avait tenu par le cou, enfouissant sa tête contre son épaule.

Il avait fermement serré la main de Travis, alors qu'Anita l'attendait avec tact à la voiture.

– Que comptez-vous faire après?

Il voulait dire après les interrogatoires et la longue marche de la justice.

– Je ne sais pas encore, lui répondit Travis. Peut-être Barcelone, ou alors l'Irlande, voire retourner aux Pays-Bas… Il faudra que j'en parle avec Alice…

– Dommage, susurra Hugo, malgré lui.

– Qu'est-ce que voulez dire?

Hugo tenta de ne pas paraître trop sibyllin, sans rien dévoiler de vraiment important.

– Eh bien, je connais des gens qui seraient foutrement intéressés par votre expérience, Travis.

– Vous pensez à quoi exactement?

– À votre expérience dans le domaine du pilotage et de la navigation, à votre connaissance des techniques navales les plus modernes… A votre sens de la clandestinité.

– J'ai la responsabilité d'Alice, maintenant… Je vais me consacrer à la peinture et à la plaisance.

– Oui, murmura Hugo. C’est pour ça que je ne voulais pas vraiment vous en parler.

Puis le Land Cruiser de l'Anglais avait continué vers Sagrès, vers la Casa Azul où il devrait demander l'inspecteur Peter Spaak, de la police d'Amsterdam.

Anita et lui avaient repris la route dans la Fiat, sans dire un seul mot.

A Faro ils s'étaient longuement regardés devant le capot de la BMW, avant de s'enlacer. Il avait vainement tenté de garder ses distances.

Elle avait senti le truc et avait plongé ses yeux au plus profond de lui.

– Je… je me fiche de vos putains d'occupations occultes, Hugo… je trouve simplement stupide que nous nous quittions comme ça, comme si rien n'était arrivé… Laissez-moi quelque chose, une adresse, un numéro de téléphone.

Elle se pendait à son cou et Hugo fit un effort surhumain pour la repousser.

Ses pieds lui semblaient solidifiés dans le béton.

– Je… c'est impossible… je dois quitter le Portugal au plus vite, Anita, je n'y suis pour rien… Je repasserai sans doute à Amsterdam. Vous savez…

Il tenta de faire passer du regard à quel point c'était vrai. Mais il vit un voile de tristesse troubler celui de la jeune femme. Bon sang, hurlait une voix dans sa tête, mais qu'est-ce que tu fous, nom de dieu, embrasse-la et emmène-la à trois mille kilomètres d'ici. Mais une autre voix tout aussi belliqueuse lui criait, en écho:

«Putain dégage, déguerpis d'ici avant qu'il ne soit trop tard, sois un peu réaliste.»

Il ne sut d'où lui vint l'instinct qui le fit agir. Il l'embrassa longuement et maintint son visage à moins d'un centimètre du sien. Un regard brouillé le fixait.

Puis il s'était engouffré dans l'habitacle et avait démarré dans la seconde.

Il ne put détacher ses yeux du rétroviseur alors qu'elle disparaissait lentement, toute seule sur le parking.

Alors qu'il franchissait la frontière, l'image était toujours là.

Il savait qu'il mettrait des siècles pour l'oublier.