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Au bout d’une semaine, j’ai enfin reçu son appel. Mais elle me disait seulement qu’elle avait déjà retiré ses affaires et qu’elle n’avait pas l’intention de revenir. Encore deux semaines plus tard, j’ai su qu’elle avait loué une petite mansarde dans Basset Road, où elle devait monter tous les jours trois étages avec un petit dans les bras. Deux mois ont passé, et nous avons finalement signé les papiers.

Ma vraie famille se brisait à tout jamais. Et la famille dans laquelle je suis né me recevait à bras ouverts.

Aussitôt après notre séparation et l’immense souffrance qui a suivi, je me suis demandé si en réalité nous n’avions pas pris une mauvaise décision, inconséquente, comme des gens qui ont lu trop d’histoires d’amour à l’adolescence et veulent reproduire à tout prix le mythe de Roméo et Juliette. Quand la douleur s’est calmée – et il n’existe à cela qu’un seul remède, le temps qui passe – j’ai compris que la vie m’avait permis de rencontrer la seule femme que je pourrais jamais aimer. Chaque seconde passée à ses côtés valait la peine, et malgré tout ce qui s’est passé, je referais tout ce chemin.

Mais outre que le temps soigne les blessures, il m’a montré une chose curieuse : on peut aimer plus d’une personne au cours de son existence. Je me suis remarié, je suis heureux auprès de ma nouvelle femme, et je ne peux pas imaginer ce que serait la vie sans elle. Mais cela ne m’oblige pas à renoncer à tout ce que j’ai vécu, dès lors que je prends soin de ne jamais essayer de comparer les deux expériences ; on ne peut pas mesurer l’amour comme on mesure une route ou la hauteur d’un immeuble.

Beaucoup plus important : ma relation avec Athéna m’a laissé un fils, son grand rêve, dont elle m’a fait part ouvertement avant que nous décidions de nous marier. J’ai un autre enfant avec ma seconde femme, et je suis maintenant mieux préparé qu’il y a douze ans pour les hauts et les bas de la paternité.

Un jour, lors d’une de nos rencontres, alors que j’allais chercher Viorel pour qu’il passe la fin de semaine avec moi, j’ai décidé d’aborder le sujet : je lui ai demandé pourquoi elle s’était montrée si calme en apprenant que je désirais me séparer d’elle.

« Parce que j’ai appris à souffrir en silence toute ma vie », a-t-elle répondu.

Et alors seulement, elle m’a serrée dans ses bras et elle a pleuré toutes les larmes qu’elle aurait aimé verser ce jour-là.

Père Giancarlo Fontana

Je l’ai vue entrer pour la messe du dimanche, portant comme toujours le bébé dans ses bras. Je savais qu’ils traversaient des difficultés, mais jusqu’à cette semaine-là, ce n’était rien d’autre qu’une mésentente normale dans un couple, dont j’espérais qu’elle se résoudrait tôt ou tard, vu qu’ils étaient l’un et l’autre des personnes qui irradiaient le Bien autour d’eux.

Depuis un an, elle ne venait plus le matin jouer de la guitare et louer la Vierge ; elle se consacrait à Viorel, que j’ai eu l’honneur de baptiser, bien que je ne me souvienne pas qu’un saint porte ce nom. Mais elle continuait à fréquenter la messe tous les dimanches, et nous bavardions toujours à la fin, quand tout le monde était parti. Elle disait que j’étais son seul ami ; nous avions participé ensemble aux adorations divines, mais maintenant elle devait partager avec moi les difficultés terrestres.

Elle aimait Lukás plus que tous les hommes qu’elle avait rencontrés ; il était le père de son fils, la personne avec qui elle avait choisi de partager sa vie, quelqu’un qui avait renoncé à tout et avait eu assez de courage pour constituer une famille. Quand les crises ont commencé, elle essayait de lui faire comprendre que c’était passager ; elle devait se consacrer à son fils, mais elle n’avait pas la moindre intention d’en faire un entant dorloté ; elle le laisserait vite affronter tout seul certains défis de la vie. Alors, elle redeviendrait l’épouse et la femme qu’il avait connue lors de leurs premières rencontres, peut-être même avec plus d’intensité, car maintenant elle connaissait mieux les devoirs et les responsabilités attachés au choix qu’elle avait fait. Pourtant, Lukás se sentait rejeté ; elle tâchait désespérément de se partager entre les deux, mais elle était toujours obligée de choisir – et dans ces moments-là, sans l’ombre d’un doute, elle choisissait Viorel.

Avec mes modestes connaissances en psychologie, je lui ai dit que ce n’était pas la première fois que j’entendais ce genre d’histoire ; les hommes se sentent en général rejetés dans une situation comme celle-là, mais cela passe vite ; j’avais déjà observé ce type de problèmes en causant avec mes paroissiens. Au cours d’une de ces conversations, Athéna a reconnu qu’elle s’était peut-être un peu précipitée, être une jeune mère, c’était romantique, mais elle n’avait pas vu très clairement les vrais défis qui surgissent après la naissance de l’enfant. Mais maintenant il était trop tard pour les regrets.

Je lui ai demandé si je pourrais parler à Lukás – qui ne venait jamais à l’église, soit parce qu’il ne croyait pas en Dieu, soit parce qu’il préférait profiter des matinées de dimanche pour se rapprocher de son fils. J’étais prêt à le faire, à condition qu’il vienne de sa propre initiative. Et alors qu’Athéna s’apprêtait à lui demander cette faveur, la grande crise a éclaté, et le mari a quitté la maison.

Je lui ai conseillé d’être patiente, mais elle était profondément blessée. Elle avait déjà été abandonnée une fois dans l’enfance, et toute la haine qu’elle ressentait pour sa mère biologique s’est reportée automatiquement sur Lukás – même si plus tard, d’après ce que j’ai su, ils étaient redevenus de bons amis. Pour Athéna, rompre les liens de famille était peut-être le péché le plus grave que quelqu’un pût commettre.

Elle a continué à fréquenter l’église le dimanche, mais elle rentrait tout de suite chez elle – elle n’avait plus personne à qui laisser son fils, et le petit pleurait beaucoup durant la cérémonie, gênant la concentration des autres fidèles. Dans l’un des rares moments où nous avons pu converser, elle a dit qu’elle travaillait dans une banque, qu’elle avait loué un appartement, et que je ne devais pas m’inquiéter ; le « père » (elle avait cessé de prononcer le prénom de son mari) s’acquittait de ses obligations financières.

Et puis est arrivé ce dimanche fatidique.

Je savais ce qui s’était passé au cours de la semaine – un paroissien me l’avait raconté. Pendant plusieurs nuits, j’ai prié qu’un ange m’inspirât, m’expliquant si je devais respecter mon engagement envers l’Église ou mon engagement envers les hommes. Comme l’ange n’est pas apparu, je suis entré en contact avec mon supérieur, et il m’a dit que l’Église ne pouvait survivre que parce qu’elle avait toujours été inflexible avec ses dogmes – si elle avait commencé à faire des exceptions, nous aurions été perdus dès le Moyen Âge. Je savais exactement ce qui allait se passer, j’ai pensé téléphoner à Athéna, mais elle ne m’avait pas laissé son nouveau numéro.

Ce matin-là, mes mains ont tremblé quand j’ai levé l’hostie pour consacrer le pain. J’ai prononcé les mots que m’avait transmis la tradition millénaire, usant du pouvoir légué par les apôtres aux générations successives. Mais mes pensées se sont bientôt tournées vers cette jeune femme portant son fils dans les bras, une sorte de Vierge Marie, miracle de la maternité et de l’amour manifestes dans l’abandon et la solitude, qui venait de se placer dans la file comme elle le faisait toujours et, peu à peu, s’approchait pour communier.

Je pense qu’une grande partie de l’assemblée présente savait ce qui était en train de se produire. Et tous me regardaient, attendant ma réaction. Je me suis vu entouré par des justes, des pécheurs, des pharisiens, des grands prêtres du Sanhédrin, des apôtres, des disciples, des gens de bonne et de mauvaise volonté.