Выбрать главу

Athéna s’est arrêtée devant moi et elle a refait le geste qu’elle faisait toujours : elle a fermé les yeux, et elle a ouvert la bouche pour recevoir le corps du Christ.

Le corps du Christ m’est resté dans les mains. Elle a ouvert les yeux, ne comprenant pas bien ce qui se passait.

« Nous parlerons après », ai-je murmuré.

Mais elle ne bougeait pas.

« Il y a des gens derrière vous dans la file. Nous parlerons après.

— Qu’est-ce qui se passe ? »

Tous ceux qui étaient près de nous ont pu entendre sa question.

« Nous parlerons après.

— Pourquoi ne me donnez-vous pas la communion ? Ne voyez-vous pas que vous m’humiliez devant tout le monde ? Tout ce que j’ai traversé ne suffit-il pas ?

— Athéna, l’Église interdit que les personnes divorcées reçoivent le sacrement. Vous avez signé les papiers cette semaine. Nous parlerons après », ai-je insisté encore une fois.

Comme elle ne bougeait pas, j’ai fait signe à la personne qui était derrière elle de passer à côté. J’ai continué à donner la communion jusqu’à ce que le dernier paroissien l’ait reçue. Et c’est alors, avant de regagner l’autel, que j’ai entendu cette voix.

Ce n’était plus la voix de la jeune fille qui chantait pour adorer la Vierge, qui me parlait de ses projets, émue quand elle racontait ce qu’elle avait appris sur la vie des saints, au bord des larmes quand elle partageait ses difficultés dans son mariage. C’était la voix d’un animal blessé, humilié, au cœur débordant de haine.

« Que ce lieu soit maudit ! s’est-elle écriée. Que soient maudits ceux qui n’ont jamais entendu les paroles du Christ et qui ont fait de son message une construction de pierre. Car le Christ a dit : "Que viennent à moi ceux qui souffrent, et je les soulagerai. " Je souffre, je suis blessée, et ils ne me laissent pas aller jusqu’à Lui. J’ai appris aujourd’hui ce que l’Église avait fait de ces paroles : Que viennent à moi ceux qui suivent nos règles, et qu’ils laissent tomber ceux qui souffrent ! »

J’ai entendu une femme au premier rang lui demander de se taire. Mais je voulais entendre, j’avais besoin d’entendre. Je me suis tourné et je suis resté devant elle, la tête basse – c’était la seule chose que je pouvais faire.

« Je jure que je ne remettrai plus jamais les pieds dans une église. Je suis encore une fois abandonnée par une famille, et maintenant il ne s’agit plus de difficultés financières, ou de l’immaturité de gens qui se marient trop tôt. Maudits soient ceux qui ferment la porte à une mère et à un enfant ! Vous êtes pareils à ceux qui n’ont pas accueilli la Sainte Famille, pareils à celui qui a renié le Christ quand Il avait le plus besoin d’un ami ! »

Et, faisant demi-tour, elle est sortie en pleurant, son fils dans les bras. J’ai terminé l’office, j’ai donné la bénédiction finale, et je suis allé directement à la sacristie – ce dimanche-là, il n’y aurait pas de fraternisation avec les fidèles, ni de conversations inutiles. Je me trouvais alors face à un dilemme philosophique : j’avais choisi de respecter l’institution, et non les mots sur lesquels l’institution est fondée.

Je suis vieux, Dieu peut m’emporter à tout moment. Je suis resté fidèle à ma religion, et je pense que, malgré toutes ses erreurs, elle s’efforce sincèrement de se corriger. Cela prendra des décennies, peut-être des siècles, mais un jour, on ne prendra plus en compte que l’amour, la phrase du Christ : « Que viennent à moi ceux qui souffrent, et je les soulagerai. » J’ai consacré toute ma vie au sacerdoce, et je n’ai pas regretté une seconde ma décision. Mais dans des moments comme ce dimanche-là, même si ma foi n’est pas en doute, je me suis mis à douter des hommes.

Je sais maintenant ce qui est arrivé à Athéna, et je m’interroge ; serait-ce que tout a commencé là, ou était-ce déjà dans son âme ? Je pense à tous les Athéna et Lukas du monde qui ont divorcé, et pour cette raison ne peuvent recevoir le sacrement de l’Eucharistie ; il ne leur reste qu’à contempler le Christ souffrant et crucifié, et écouter Ses mots – qui ne sont pas toujours en accord avec les lois du Vatican. Ces personnes s’éloignent rarement, la plupart continuent à venir à la messe le dimanche, parce qu’elles y sont habituées, même si elles sont conscientes que le miracle de la transmutation du pain et du vin en chair et sang du Seigneur leur est interdit.

Il se peut, je pense, qu’en sortant de l’église Athéna ait rencontré Jésus. Et qu’elle se soit jetée en pleurant dans ses bras, perdue, lui demandant de lui expliquer pourquoi elle était obligée de rester dehors à cause d’un papier signé, une chose sans aucune importance sur le plan spirituel et qui n’intéressait vraiment que les greffes et le service des impôts.

Et Jésus, regardant Athéna, aura peut-être répondu :

« Regarde, ma fille, moi aussi je suis dehors. Il y a très longtemps qu’ils ne me laissent plus entrer ici. »

Pavel Podbielski, 57 ans, propriétaire de l’appartement

Athéna et moi avions une chose en commun : nous étions tous les deux exilés de guerre, arrivés en Angleterre encore enfants, même si j’avais fui la Pologne cinquante ans plus tôt. Nous savions l’un et l’autre que, même s’il y a toujours un déplacement physique, les traditions demeurent dans l’exil – les communautés se reconstituent, la langue et la religion restent vivantes, les gens ont tendance à se protéger mutuellement dans un milieu qui leur sera à tout jamais étranger.

De même que les traditions demeurent, le désir du retour disparaît peu à peu. Il doit rester vivant dans nos cœurs, comme un espoir avec lequel il nous plaît de nous mentir, mais qui ne sera jamais réalisé ; je ne retournerai jamais vivre à Czestochowa, elle et sa famille ne seraient jamais repartis à Beyrouth.

C’est ce genre de solidarité qui m’a fait lui louer le troisième étage de ma maison dans Basset Road – sinon, j’aurais préféré des locataires sans enfant. J’avais déjà commis cette erreur auparavant, et cela avait soulevé deux problèmes : je me plaignais du bruit qu’ils faisaient dans la journée, et ils se plaignaient du bruit que je faisais la nuit. Ces deux problèmes prenaient tous les deux leur source dans des éléments sacrés – les pleurs et la musique –, mais comme ils appartenaient à deux mondes totalement différents, il était difficile que l’un tolérât l’autre.

Je l’ai prévenue, mais elle n’a pas relevé. Elle m’a dit de ne pas m’en faire au sujet de son fils : il passait toute la journée chez sa grand-mère. Et l’appartement avait l’avantage de se trouver près de son travail, une banque des environs.

Malgré mes avertissements, bien qu’elle ait résisté bravement au début, au bout de huit jours, la sonnette a retenti à ma porte. C’était elle, son enfant dans les bras :

« Mon fils ne peut pas dormir. Est-ce qu’aujourd’hui seulement vous ne pourriez pas baisser la musique… »

Tout le monde dans le salon l’a regardée.

« Qu’est-ce que c’est ? »

L’enfant dans ses bras a cessé de pleurer immédiatement, comme s’il était aussi surpris que sa mère en voyant ce groupe de gens qui subitement s’étaient arrêtés de danser.

J’ai appuyé sur le bouton qui mettait en pause la cassette, d’une main je lui ai fait signe d’entrer, et j’ai aussitôt remis l’appareil en marche, pour ne pas perturber le rituel. Athéna s’est assise dans un coin du salon, berçant le bébé dans ses bras, constatant qu’il s’endormait facilement malgré le bruit du tambour et des cuivres. Elle a assisté à toute la cérémonie, elle est partie quand les autres invités partaient aussi et, comme je pouvais l’imaginer, elle a sonné de nouveau à ma porte le lendemain matin, avant d’aller travailler.