« Vous n’avez pas besoin de m’expliquer ce que j’ai vu : des gens qui dansent les yeux fermés ; je sais ce que cela signifie, parce que très souvent je fais la même chose, ce sont les seuls moments de paix et de sérénité de ma vie. Avant d’être mère, je fréquentais les boîtes avec mon mari et mes amis ; là aussi je voyais sur la piste de danse des gens les yeux fermés, certains uniquement pour impressionner les autres, d’autres comme s’ils étaient mus par une force supérieure, plus puissante qu’eux. Et depuis que j’ai une certaine notion de la vie, j’ai trouvé dans la danse un moyen de me connecter à quelque chose qui est plus fort, plus puissant que moi. Mais je voudrais savoir quelle est cette musique.
— Qu’allez-vous faire dimanche ?
— Rien de spécial. Me promener avec Viorel à Regent’s Park, respirer un peu d’air pur. J’aurai tout le temps pour mon emploi du temps personnel – dans cette phase de ma vie, j’ai choisi de suivre celui de mon fils.
— Alors je viendrai avec vous. »
Les deux jours précédant notre promenade, Athéna est venue assister au rituel. L’enfant s’endormait au bout de quelques minutes, et elle regardait simplement, sans rien dire, les autres bouger autour d’elle. Bien qu’elle restât immobile sur le sofa, j’avais la certitude que son âme dansait.
Le dimanche après-midi, tandis que nous nous promenions dans le parc, je l’ai priée de prêter attention à tout ce qu’elle voyait et entendait : les feuilles qui se balançaient au vent, les vaguelettes sur le lac, les oiseaux qui chantaient, les chiens qui aboyaient, les cris des enfants qui couraient de tous côtés, comme s’ils obéissaient à une étrange logique, incompréhensible aux adultes.
« Tout bouge. Et tout bouge en rythme. Et tout ce qui bouge en rythme provoque un son ; cela se passe ici et partout dans le monde en ce moment. Nos ancêtres avaient remarqué la même chose, quand ils allaient se mettre à l’abri du froid dans leurs cavernes : les choses bougeaient et faisaient du bruit.
« Les premiers êtres humains ont peut-être fait ce constat avec étonnement, et aussitôt après avec dévotion : ils avaient compris que c’était le moyen pour une Entité Supérieure de communiquer avec eux. Ils se sont mis à imiter les bruits et les mouvements qui les entouraient, espérant communiquer eux aussi avec cette Entité : la danse et la musique venaient de naître. Il y a quelques jours, vous m’avez dit que lorsque vous dansiez, vous parveniez à communiquer avec quelque chose qui est plus puissant que vous.
— Quand je danse, je suis une femme libre. Plus exactement, je suis un esprit libre, qui peut voyager dans l’univers, regarder le présent, deviner l’avenir, se transformer en énergie pure. Et cela me donne un immense plaisir, une joie qui est toujours bien au-delà de ce que j’ai déjà éprouvé, et que j’éprouverai sans doute au long de mon existence.
« À une époque de ma vie, j’étais déterminée à faire de moi une sainte – louant Dieu à travers la musique et les mouvements de mon corps. Mais ce chemin m’est définitivement fermé.
— Quel chemin est fermé ? »
Elle a déposé l’enfant dans sa poussette. J’ai vu qu’elle n’avait pas envie de répondre à la question, j’ai insisté : quand la bouche se ferme, c’est que l’on allait dire quelque chose d’important.
Sans manifester la moindre émotion, comme si elle avait toujours dû supporter en silence ce que la vie lui imposait, elle m’a raconté l’épisode de l’église, quand le prêtre – peut-être son seul ami – lui avait refusé la communion. Et la malédiction qu’elle avait proférée à la minute même ; elle avait abandonné pour toujours l’Église catholique.
« Le saint est celui qui donne une certaine dignité à sa vie, ai-je expliqué. Il nous suffit de comprendre que nous avons tous une raison d’être ici, et de nous engager. Ainsi, nous pouvons rire de nos grandes ou petites souffrances, et avancer sans crainte, conscients que chaque pas a un sens. Nous pouvons nous laisser guider par la lumière qui émane du Sommet.
— Qu’est-ce que le Sommet ? En mathématique, c’est le point le plus haut d’un triangle.
— Dans la vie aussi, c’est le point culminant, le but de tous ceux qui errent mais ne perdent pas de vue une lumière qui émane de leur cœur, même dans les moments les plus difficiles. C’est ce que nous voulons faire dans notre groupe. Le Sommet est caché en nous, et nous pouvons arriver jusqu’à lui si nous l’acceptons, et si nous reconnaissons sa lumière. »
J’ai expliqué que la danse qu’elle avait vue les jours précédents, réalisée par des personnes de tous âges (à ce moment nous étions un groupe de dix personnes, de dix-neuf à soixante-cinq ans), avait été baptisée « la quête du Sommet » par mes soins. Athéna a demandé où j’avais trouvé cela.
Je lui ai raconté que, juste après la fin de la Seconde Guerre, une partie de ma famille, pour fuir le régime communiste qui était en train de s’installer en Pologne, avait décidé de partir pour l’Angleterre. Ils avaient entendu dire que, dans leurs bagages, ils devaient emporter les objets d’art et les livres anciens, qui avaient beaucoup de valeur dans cette partie du monde.
En fait, tableaux et sculptures ont été vendus tout de suite, mais les livres sont restés dans un coin, se couvrant de poussière. Comme ma mère voulait m’obliger à lire et à parler le polonais, ils ont servi à mon éducation. Un beau jour, à l’intérieur d’une édition du XIXe siècle de Thomas Malthus, j’ai découvert deux feuillets de notes rédigées par mon grand-père, mort dans un camp de concentration. J’ai commencé à lire, croyant qu’il s’agissait de renseignements concernant l’héritage, ou de lettres passionnées destinées à quelque amante secrète, puisqu’il courait une légende selon laquelle, un jour, il était tombé amoureux en Russie.
Il y avait bien une certaine relation entre la légende et la réalité. C’était le récit de son voyage en Sibérie pendant la révolution communiste ; là-bas, dans le lointain village de Diedov (N.d.R. : il a été impossible de localiser sur la carte ce village ; ou bien le nom a été volontairement changé, ou bien l’endroit a disparu après les migrations forcées de Staline), il avait aimé une actrice. D’après mon grand-père, elle faisait partie d’une sorte de secte, dont les membres pansent trouver dans un typé de danse déterminé le remède à tous les maux, parce qu’elle permet le contact avec la lumière du Sommet.
L’actrice et ses amis craignaient que toute cette tradition ne disparaisse ; les habitants allaient bientôt être déplacés, et le lieu servirait pour des essais nucléaires. Ils l’ont prié d’écrire tout ce qu’ils avaient appris. Et c’est ce qu’il a fait, mais il n’a sans doute pas accordé beaucoup d’importance à l’affaire, oubliant ses notes dans un livre qu’il emportait. Jusqu’au jour où je les ai découvertes.
Athéna m’a interrompu :
« Mais on ne peut pas écrire sur la danse. Il faut danser.
— Exact. Au fond, les notes ne disaient que cela : danser jusqu’à l’épuisement, comme si nous étions des alpinistes gravissant cette colline, cette montagne sacrée. Danser jusqu’à ce que notre respiration haletante transmette l’oxygène à notre organisme d’une manière inhabituelle et que cela nous fasse perdre notre identité, notre rapport à l’espace et au temps. Danser au son des seules percussions, répéter le processus tous les jours, comprendre que, à un certain moment, les yeux se ferment naturellement et nous distinguons une lumière qui vient de l’intérieur, qui répond à nos questions et développe nos pouvoirs cachés.