Mais cela entre directement en confrontation avec le nombre Neuf, qui est la somme du jour, du mois et de l’année de sa naissance, réduits à un seul chiffre : elle sera toujours sujette à l’envie, à la tristesse, à l’introversion et à des décisions sous le coup de l’émotion. Attention aux vibrations négatives suivantes : ambition excessive, intolérance, abus de pouvoir, extravagance.
À cause de ce conflit, je suggère qu’elle essaie de se consacrer à quelque chose qui n’implique pas un contact émotionnel avec les gens, par exemple un travail dans le domaine de l’informatique ou de l’ingénierie.
Elle est morte ? Pardon. Que faisait-elle, finalement ?
Que faisait Athéna finalement ? Athéna a fait un peu de tout, mais, si je devais résumer sa vie, je dirais qu’elle a été une prêtresse qui comprenait les forces de la nature. Ou mieux, quelqu’un qui, du simple fait qu’elle n’avait pas grand-chose à perdre ou à attendre de la vie, a pris beaucoup plus de risques que ne le font les autres, et a fini par devenir les forces qu’elle croyait dominer.
Elle a été employée de supermarché, de banque, elle a vendu des terrains, et dans chacune de ces situations, elle n’a jamais manqué de révéler la prêtresse qu’il y avait en elle. Je l’ai fréquentée pendant huit ans, et je lui devais de reconstituer sa mémoire, son identité.
Pour recueillir ces dépositions, le plus difficile a été de convaincre mes interlocuteurs de me permettre d’utiliser leurs vrais noms. Les uns affirmaient qu’ils ne voulaient pas être mêlés à ce genre d’histoire, d’autres s’efforçaient de dissimuler leurs opinions et leurs sentiments. Je leur ai expliqué que ma véritable intention était de faire en sorte que tous les individus concernés la comprennent mieux, et que personne n’accorderait foi à des dépositions anonymes.
Comme chacun des interviewés jugeait qu’il détenait la version définitive du moindre événement, fût-il insignifiant, ils ont finalement accepté. Au cours des enregistrements, j’ai constaté que les choses n’étaient pas absolues, que leur existence dépendait de la perception de chacun. Et, très souvent, le meilleur moyen de savoir qui nous sommes est de chercher à savoir comment les autres nous voient.
Cela ne veut pas dire que nous allons faire ce qu’ils attendent ; mais au moins nous nous comprenons mieux. Je devais cela à Athéna. Reconstituer son histoire. Écrire son mythe.
Samira R. Khalil, 57 ans, maîtresse de maison, mère d’Athéna
Ne l’appelez pas Athéna, je vous en prie. Son vrai nom est Sherine. Sherine Khalil, fille très chérie, très désirée, à qui mon mari et moi aurions aimé donner vie !
Mais la vie avait d’autres plans – quand le destin se montre très généreux, il y a toujours un puits au fond duquel tous les rêves peuvent tomber de haut.
Nous vivions à Beyrouth à l’époque où tout le monde la considérait comme la plus belle ville du Moyen-Orient. Mon mari était un industriel prospère, nous nous étions mariés par amour, nous allions en Europe tous les ans, nous avions des amis, nous étions invités à tous les événements sociaux importants, et une fois j’ai même reçu chez moi un président des États-Unis, imaginez ! Ce furent trois jours inoubliables : deux jours pendant lesquels les services secrets américains ont épluché chaque coin de notre maison (ils étaient déjà dans le quartier depuis un mois, occupant des positions stratégiques, louant des appartements, se faisant passer pour des mendiants ou des couples d’amoureux) ; et un jour – ou plutôt deux heures – de fête. Je n’oublierai jamais la jalousie dans les yeux de nos amis, et la joie de pouvoir prendre des photos de l’homme le plus puissant de la planète.
Nous avions tout, sauf ce que nous désirions le plus : un enfant. Par conséquent, nous n’avions rien.
Nous avons tout essayé, nous avons fait des vœux, nous sommes allés dans des lieux où l’on assurait qu’un miracle était possible, nous avons consulté des médecins, des guérisseurs, nous avons pris des médicaments et bu des élixirs et des potions magiques. Par deux fois, j’ai eu recours à une insémination artificielle, et j’ai perdu le bébé. La seconde fois, j’ai perdu aussi l’ovaire gauche, et je n’ai plus rencontré aucun médecin qui voulût se risquer dans une nouvelle aventure de ce genre.
C’est alors que l’un des nombreux amis qui connaissaient notre situation a suggéré la seule issue possible : adopter un enfant. Il nous a dit qu’il avait des contacts en Roumanie, et que la procédure ne durerait pas longtemps.
Nous avons pris un avion un mois plus tard. Notre ami faisait des affaires importantes avec le fameux dictateur qui gouvernait le pays à l’époque et dont j’ai oublié le nom (N.d.R. : Nicolae Ceausescu), de sorte que nous avons pu éviter toutes les démarches bureaucratiques et nous avons échoué dans un centre d’adoption à Sibiu, en Transylvanie. On nous y attendait déjà avec café, cigarettes, eau minérale, et tous les papiers prêts, il ne restait qu’à choisir l’enfant.
On nous a conduits dans une pouponnière, où il faisait très froid, et je me suis demandé comment on pouvait laisser ces pauvres créatures dans une telle situation. Ma première réaction a été de les adopter toutes, de les emmener dans notre pays où il y avait du soleil et la liberté, mais évidemment c’était une idée folle. Nous nous sommes promenés entre les berceaux, entendant des pleurs, terrorisés par l’importance de la décision à prendre.
Pendant plus d’une heure, mon mari et moi n’avons pas échangé un mot. Nous sommes sortis, nous avons pris un café, fumé des cigarettes, et nous y sommes retournés – et ainsi plusieurs fois. J’ai remarqué que la femme chargée de l’adoption s’impatientait, il nous fallait décider rapidement ; à ce moment, suivant un instinct que j’oserais appeler maternel, comme si j’avais trouvé un enfant qui devait être le mien dans cette incarnation mais qui était venu au monde porté par une autre femme, j’ai indiqué une petite fille.
La préposée nous a suggéré de mieux réfléchir. Elle qui paraissait si impatiente parce que nous traînions ! Mais j’étais déjà décidée.
Cependant, avec précaution, ne voulant pas heurter mes sentiments (elle pensait que nous avions des contacts avec les hautes sphères du gouvernement roumain), elle a murmuré pour que mon mari n’entende pas :
« Je sais que ça ne marchera pas. Elle est fille de Tsigane. »
J’ai répondu qu’une culture ne pouvait pas se transmettre par les gènes – l’enfant, qui n’avait que trois mois, serait ma fille et celle de mon mari, élevée selon nos coutumes. Elle connaîtrait l’église que nous fréquentions, les plages où nous allions nous promener, elle lirait ses livres en français, étudierait à l’École américaine de Beyrouth. En outre, je n’avais aucune information – et je n’en ai toujours pas – sur la culture des Tsiganes. Je sais seulement qu’ils voyagent, ne se lavent pas toujours, sont menteurs et portent une boucle à l’oreille. Il court une légende selon laquelle ils enlèvent des enfants pour les emmener dans leurs caravanes, mais là, c’était justement le contraire qui se produisait : ils avaient abandonné une enfant, pour que je me charge d’elle.
La femme a encore tenté de me dissuader, mais j’étais déjà en train de signer les papiers, et de demander à mon mari d’en faire autant. Lors du retour à Beyrouth, le monde paraissait différent : Dieu m’avait donné une raison d’exister, de travailler, de lutter dans cette vallée de larmes. Nous avions à présent une enfant pour donner une justification à tous nos efforts.
Sherine a grandi en sagesse et en beauté. Je crois que tous les parents disent cela, mais je pense que c’était une entant vraiment exceptionnelle. Un après-midi, elle avait déjà cinq ans, un de mes frères m’a dit que, si elle voulait travailler à l’étranger, son prénom révélerait toujours son origine, et il a suggéré que nous le remplacions par un autre qui ne dirait absolument rien, Athéna par exemple. Bien sûr, je sais aujourd’hui qu’Athéna évoque la capitale d’un pays, mais est aussi la déesse de la sagesse, de l’intelligence et de la guerre.