Ils rirent à nouveau. Dap n’avait que des amis, dans le dortoir. Il est terriblement facile de gagner l’affection d’enfants effrayés.
— Où est le bas ? Quelqu’un peut me le dire ?
Ils le lui dirent.
— D’accord, c’est juste. Mais cette direction conduit vers l’extérieur. Le vaisseau tourne sur lui-même et c’est cela qui donne l’impression que le bas existe. En fait, le plancher décrit une courbe dans cette direction. Suivez cette courbe et vous reviendrez à l’endroit d’où vous êtes parti. Mais n’essayez pas. Parce que, par ici, il y a les quartiers des professeurs et, de l’autre côté, les élèves plus âgés. Et les grands n’aiment pas que les bizuths viennent les déranger. Il pourrait vous arriver des bricoles. En fait, il vous arrivera des bricoles. Et, dans ce cas, ne venez pas pleurnicher. Compris ? Ici, c’est l’École de Guerre, pas le jardin d’enfants.
— Que devons-nous faire, dans ce cas ? demanda un garçon, jeune Noir réellement petit qui occupait la couchette supérieure voisine de celle d’Ender.
— Si vous ne voulez pas être embêtés, débrouillez-vous pour que cela n’arrive pas. Mais je vous avertis – le meurtre est strictement interdit. Tout comme les blessures délibérées. J’ai entendu dire qu’il y avait eu une tentative de meurtre pendant le voyage. Un bras cassé. Si cela se reproduisait, quelqu’un serait gelé. Compris ?
— Que veut dire : gelé ? demanda le garçon au bras immobilisé par des attelles.
— La glace. Projeté dans le froid. Renvoyé sur Terre. Viré de l’École de Guerre.
Personne ne regarda Ender.
— Alors, les enfants, si vous voulez faire les malins, soyez discrets, compris ?
Dap s’en alla. Les autres ne regardèrent toujours pas Ender.
Ender sentit la peur grandir dans son ventre. Le garçon à qui il avait cassé le bras, il n’avait pas pitié de lui. C’était un Stilson. Et, comme Stilson, il constituait déjà une bande. Un petit nœud de garçons, dont plusieurs comptaient parmi les plus grands. Ils riaient, à l’autre extrémité de la pièce et, de temps en temps, l’un d’entre eux se retournait pour regarder Ender.
De tout son cœur, Ender eut envie de rentrer chez lui. En quoi cela était-il lié au sauvetage du monde ? Il n’y avait plus de moniteur. C’était à nouveau Ender contre la bande mais, cette fois, elle était dans sa chambre. C’était à nouveau Peter, mais sans Valentine.
La peur resta, pendant tout le dîner, personne ne s’asseyant près de lui dans la salle du réfectoire. Les autres parlaient – du tableau d’affichage occupant tout un mur, de la nourriture, des grands. Ender, isolé, ne pouvait que regarder.
Le tableau d’affichage indiquait le classement des équipes. Récapitulation des victoires et des défaites, avec les scores récents. Apparemment, les grands pariaient sur les résultats. Deux équipes, les Mantes et les Aspics, n’avaient pas de score récent – leurs noms clignotaient. Ender décida qu’elles devaient être en train de jouer.
Il remarqua que les grands étaient divisés en deux groupes, en fonction de l’uniforme qu’ils portaient. Il arrivait que des garçons portant des uniformes différents parlent ensemble mais, en général, chaque groupe avait sa zone distincte. Les nouveaux, son groupe et deux ou trois groupes plus âgés, avaient un uniforme bleu uni. Mais les grands, ceux qui faisaient partie des équipes, portaient des vêtements beaucoup plus voyants. Ender tenta de deviner à quels noms ils correspondaient. Les Scorpions et les Araignées étaient faciles ; tout comme les Flammes et les Marées.
Un grand vint s’asseoir près de lui. Pas seulement un peu plus grand – il paraissait avoir douze ou treize ans. Il entrait déjà dans l’adolescence.
— Salut, fit-il.
— Salut, dit Ender.
— Je m’appelle Mick.
— Ender.
— C’est un nom ?
— Depuis que je suis petit. C’est ma sœur qui m’appelait comme ça.
— Pas mal comme nom, Ender. Terminateur. Hé ?
— J’espère.
— Ender, c’est toi le doryphore de ton groupe ?
Ender haussa les épaules.
— J’ai remarqué que tu manges tout seul. Il y en a un comme toi dans chaque groupe. Un type qui ne plaît à personne. Parfois, j’ai l’impression que les professeurs le font exprès. Les profs ne sont pas très gentils. Tu verras.
— Ouais.
— Alors, c’est toi le doryphore ?
— Je suppose.
— Hé ! Pas de quoi pleurer, tu sais !
Il donna son sablé à Ender, et prit son pudding.
— Mange des trucs nourrissants. Ça te donnera des forces.
Mick entama le pudding.
— Et toi ? demanda Ender.
— Moi ? Je ne suis rien. Je suis un pet dans le système de conditionnement d’air. Je suis toujours là mais, la plupart du temps, personne ne s’en aperçoit.
Ender eut un sourire hésitant.
— Ouais, c’est drôle, mais c’est pas une blague. Je n’arrive à rien. Je suis grand, à présent. Ils vont bientôt m’envoyer dans l’école suivante. Pour moi, cela ne sera certainement pas l’École de Tactique. Je n’ai jamais été chef, tu comprends. Il n’y a que les types qui ont été chefs qui peuvent espérer y aller.
— Comment devient-on chef ?
— Hé, si je le savais, tu crois que j’en serais là ? Combien de types de ma taille as-tu vus, ici ?
Pas beaucoup. Mais Ender ne le dit pas.
— Quelques-uns. Je ne suis pas le seul morceau de chair à doryphore à moitié gelé. Les autres types, ils sont tous commandants. Tous les types de mon groupe d’origine ont leur équipe, à présent. Pas moi.
Ender hocha la tête.
— Écoute, petit, je vais te faire une fleur. Trouve des amis. Deviens chef. Embrasse des culs s’il le faut, même si les autres te méprisent – tu vois ce que je veux dire ?
Ender hocha une nouvelle fois la tête.
— Non, tu ne sais rien. Vous, les bizuths, vous êtes tous pareils. Vous savez rien. La tête aussi vide que l’espace. Rien, là-dedans. Au moindre coup, vous vous cassez la figure. Écoute, quand tu en seras au même point que moi, oublie pas que quelqu’un t’a prévenu. C’est sûrement la dernière fois qu’on est sympa avec toi.
— Alors pourquoi m’as-tu parlé de cela ?
— Pour qui tu te prends, petit malin ? Ferme ta gueule et bouffe !
Ender se tut et mangea. Mick ne lui plaisait pas. Et il savait qu’il ne risquait pas de finir de la même façon. C’était peut-être ce que les professeurs avaient prévu, mais Ender n’avait pas l’intention de se conformer à leurs projets.
Je ne serai pas le doryphore de mon groupe, se dit Ender. Je n’ai pas quitté Valentine, Maman et Papa pour venir ici et être gelé.
Lorsqu’il porta sa fourchette à sa bouche, il sentit sa famille autour de lui, comme elle l’avait toujours été. Il savait exactement de quel côté tourner la tête pour voir sa Mère, essayant d’empêcher Valentine de faire du bruit en mangeant sa soupe. Il savait exactement où se trouvait son Père, fixant les nouvelles, sur la table, tout en feignant de prendre part à la conversation. Peter, feignant de sortir un petit pois écrasé de son nez – même Peter pouvait être drôle.
Penser à eux était une erreur. Un sanglot lui serra la gorge et il le ravala ; il ne voyait plus son assiette.
Il ne devait pas pleurer. Il n’y avait pas la moindre chance qu’il soit traité avec compassion. Dap n’était pas sa Mère. La moindre faiblesse indiquerait aux Stilson et aux Peter qu’il était possible de le briser. Ender fit ce qu’il faisait toujours lorsque Peter le tourmentait. Il se mit à compter les doubles. 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64. Puis il continua, tant qu’il put calculer mentalement : 128, 256, 512, 1.024, 2.048, 4.096, 8.192, 16.384, 32.768, 65.536, 131.072, 262.144. À 67.108.864, il hésita – avait-il oublié une retenue ? En était-il aux dizaines de millions, aux centaines de millions ou, simplement, aux millions ? Il tenta de doubler à nouveau, mais échoua. 1.342 quelque chose. 16 ? Ou 17.738 ? Cela lui échappait. Recommencer. Doubler aussi longtemps que possible. La douleur avait disparu. Les larmes ne menaçaient plus. Il ne pleurerait pas.