Cette fois, au lieu de fuir ou de rester immobile, comme il le faisait toujours, Ender fit marcher son personnage jusqu’au visage du Géant et lui donna un coup de pied sur le menton.
Le Géant tira la langue et Ender tomba par terre.
— Que dirais-tu d’une devinette ? demanda le Géant.
Ainsi, cela ne changeait rien : le Géant en revenait toujours aux devinettes. Ordinateur stupide ! Des millions de scénarios possibles en mémoire, et le Géant ne paraissait connaître que ce jeu idiot.
Le Géant, comme toujours, posa deux grands verres, dont le bord supérieur était au niveau des genoux d’Ender, sur la table. Comme toujours, ils contenaient des liquides différents. L’ordinateur s’arrangeait pour que les liquides soient toujours différents, du moins c’est ce que l’on pouvait penser. Cette fois, le premier contenait un liquide épais et crémeux. L’autre sifflait et bouillonnait.
— L’un d’entre eux contient du poison, l’autre pas, dit le Géant. Trouve le bon et je te conduirai au Pays des Fées.
Trouver signifiait plonger la tête dans un verre et boire. Il n’avait jamais trouvé. Parfois, sa tête se dissolvait. Parfois, il prenait feu. Parfois, il tombait dans le verre et se noyait. Parfois, il s’effondrait sur la table, verdissait et pourrissait. C’était toujours horrible, et le Géant riait toujours.
Ender comprit que, quelle que soit sa décision, il mourrait. Le jeu était truqué. Après la première mort, son personnage réapparaîtrait sur la table du Géant afin de pouvoir jouer à nouveau. Après la deuxième mort, il retournerait aux glissements de terrain. Ensuite, au pont du jardin. Puis au trou de souris. Et, enfin, s’il retournait devant le Géant, jouait encore et perdait à nouveau et mourait, son bureau s’obscurcirait, « Jeu Libre Terminé » en ferait le tour et Ender s’allongerait sur son lit, puis tremblerait jusqu’au moment où il s’endormirait. Le jeu était truqué mais cela n’empêchait pas le Géant de parler du Pays des Fées, d’un Pays des Fées stupide et infantile, pour bébés de trois ans, qui contenait certainement une oie maternelle, un Pac-Man, un Peter Pan et qu’il n’était même pas intéressant de visiter, mais il fallait qu’il trouve le moyen de battre le Géant et d’y aller.
Il but le liquide crémeux. Aussitôt, il se mit à gonfler et s’envola comme un ballon. Le Géant rit. Il était mort une fois de plus.
Il joua à nouveau et, cette fois, le liquide prit comme du ciment, et lui immobilisa la tête tandis que le Géant l’ouvrait le long de la colonne vertébrale, le désossait comme un poisson et le dévorait alors que ses bras et ses jambes frémissaient encore.
Il réapparut aux glissements de terrain et décida de ne pas continuer. Il se laissa même engloutir par les éboulements. Mais, bien qu’il soit glacé et couvert de sueur, lorsqu’il fut à nouveau vivant, il gravit les collines jusqu’à ce qu’elles se transforment en pain, et se tint immobile sur la table du Géant tandis que les verres étaient posés devant lui.
Il regarda fixement les deux liquides. Celui qui bouillonnait, celui qui formait des vagues semblables à celles de la mer. Il tenta de deviner quel genre de mort chacun d’entre eux contenait. Il est probable qu’un poisson va sortir de l’océan et me dévorer. Celui qui bouillonne va probablement m’asphyxier. Je hais ce jeu. Il n’est pas juste. Il est stupide. Il est pourri.
Et, au lieu de plonger la tête dans un des deux liquides, il renversa un verre, puis l’autre, et esquiva les mains énormes du Géant, tandis que celui-ci hurlait :
— Tricheur ! Tricheur !
Il bondit sur le visage du Géant, escalada ses lèvres et son nez puis se mit à creuser dans les yeux du Géant. La matière était aussi molle que du fromage blanc et, tandis que le Géant hurlait, le personnage d’Ender s’enfonça dans l’œil, monta, s’enfonça de plus en plus loin.
Le Géant bascula en arrière. Le paysage se transforma, pendant sa chute et, lorsque le Géant s’immobilisa sur le sol, il y avait des arbres complexes, entremêlés tout autour. Une chauve-souris vint se poser sur le nez du Géant mort. Ender fit sortir son personnage de l’œil du Géant.
— Comment es-tu arrivé ici ? demanda la chauve-souris. Personne ne vient jamais ici.
Ender ne put répondre, naturellement. De sorte qu’il se baissa, prit une poignée de la matière constituant les yeux du Géant et l’offrit à la chauve-souris.
La chauve-souris s’en empara et s’envola, criant en s’éloignant :
— Bienvenue au Pays des Fées !
Il avait réussi. Il aurait dû explorer. Il aurait dû descendre du visage du Géant et prendre connaissance de ce qu’il avait finalement accompli.
Mais il abandonna, rangea le bureau dans le placard, quitta ses vêtements et tira la couverture sur lui. Il n’avait pas l’intention de tuer le Géant. Il s’agissait d’un jeu. Pas d’un choix entre une mort horrible et un meurtre tout aussi affreux. Je suis un assassin, même lorsque je joue. Peter serait fier de moi.
7
SALAMANDRE
— « N’est-il pas agréable de savoir qu’Ender peut faire l’impossible ? »
— « Les morts du joueur ont toujours été écœurantes. J’ai toujours pensé que le Verre du Géant était la partie la plus pervertie du jeu, mais s’attaquer ainsi aux yeux – est-ce lui que nous voulons placer à la tête de nos flottes ? »
— « Ce qui compte, c’est qu’il a gagné une partie qu’il était impossible de gagner. »
— « Je suppose que vous allez le déplacer, à présent. »
— « Nous attendions de savoir comment il résoudrait le conflit qui l’opposait à Bernard. Il l’a parfaitement résolu. »
— « Ainsi, dès qu’il domine une situation, vous le placez dans une autre, qu’il ne domine pas. Il n’a donc jamais de repos ? »
— « Il aura un mois ou deux, peut-être trois, avec son groupe d’origine. C’est une longue période, pour un enfant. »
— N’avez-vous pas de temps en temps l’impression que ces garçons ne sont pas des enfants ? Je regarde ce qu’ils font, la façon dont ils parlent, et ils ne me font pas l’effet d’enfants. »
— « Ce sont les enfants les plus intelligents du monde, chacun à sa manière. »
— « Mais ne devraient-ils pas agir tout de même comme des enfants ? Ils ne sont pas normaux. Ils agissent comme… l’Histoire. Napoléon et Wellington. César et Brutus. »
— « Nous tentons de sauver le monde, pas de guérir les cœurs brisés. Vous êtes trop sensible. »
— « Le général Levy n’a pitié de personne. Toutes les vidéos le montrent. Mais ne faites pas de mal à ce petit. »
— « Est-ce que vous plaisantez ? »
— « Enfin, ne lui faites pas plus de mal que nécessaire. »
Alai était assis en face d’Ender, pendant le dîner.
— J’ai enfin compris comment tu as envoyé ce message. En utilisant le nom de Bernard.
— Moi ? demanda Ender.
— Allons, qui d’autre ? Il est certain que ce n’était pas Bernard. Et Shen n’est pas très fort avec l’ordinateur. Et je sais que ce n’était pas moi. Alors, qui ? Peu importe. J’ai trouvé comment créer un élève. Tu as simplement établi l’existence d’un élève nommé Bernard-point, B-E-R-N-A-R-D-espace, de sorte que l’ordinateur n’a pas établi la relation avec un élève existant.
— Il semble que cela pourrait marcher, accorda Ender.
— D’accord. D’accord. Ça marche. Mais tu as fait cela pratiquement le premier jour.