Ender entra dans la salle. L’attention se porta immédiatement sur lui.
— Qu’est-ce que tu veux ? s’enquit le garçon qui occupait la couchette supérieure proche de la porte.
C’était le plus grand. Ender l’avait déjà remarqué, un jeune géant qui avait déjà quelques poils au menton.
— Tu ne fais pas partie des Salamandres.
— Je crois que je suis censé en faire partie, dit Ender. Vert-vert-marron, exact ? J’ai été transféré.
Il montra son morceau de papier au garçon, qui était manifestement chargé de garder la porte.
Le garde voulut le prendre. Ender le recula, juste hors de sa portée.
— Je suis censé le donner à Bonzo Madrid.
Un autre garçon se joignit à la conversation, plus petit, mais tout de même plus grand qu’Ender.
— Pas Bahn-zow, tête de con ! C’est un nom espagnol. Bonzo Madrid. Aquí nosotros hablamos español, Señor Gran Fedor.
— Tu dois être Bonzo, alors ? demanda Ender, prononçant le nom correctement.
— Non, j’ai seulement un talent pour les langues. Petra Arkanian. La seule fille de l’Armée de la Salamandre. Avec davantage de couilles que tous ceux qui sont ici.
— Mama Petra parle, dit un garçon, elle parle, elle parle.
Un autre psalmodia :
— Elle dit que des conneries ! Elle dit que des conneries ! Elle dit que des conneries !
Nombreux furent ceux qui rirent.
— Entre nous, dit Petra, si on donnait un lavement à l’École de Guerre, on le brancherait en vert-vert-marron.
Ender désespérait. Il n’avait déjà rien pour lui – terriblement sous-entraîné, petit, inexpérimenté, condamné à faire des jaloux en raison de la précocité de son avancement. Et, à présent, par hasard, il avait gagné exactement l’amitié qui ne convenait pas. Tenue à l’écart dans l’Armée de la Salamandre, Petra venait de se lier à lui dans l’esprit des autres membres de l’armée. Du bon travail. Pendant quelques instants, en regardant les visages joyeux, ironiques, des garçons qui l’entouraient, Ender imagina leurs corps couverts de poils, leurs dents pointues, faites pour déchirer. Suis-je le seul être humain de cet endroit ? Tous les autres sont-ils des animaux ne pensant qu’à dévorer ?
Puis il se souvint d’Alai. Dans toute armée, il y avait certainement au moins une personne valant la peine d’être connue.
Soudain, bien que personne n’ait demandé le calme, les rires cessèrent et le groupe devint silencieux. Ender se tourna vers la porte. Un garçon se tenait sur le seuil, grand, brun et mince, avec de beaux yeux noirs et des lèvres étroites suggérant le raffinement. J’ai envie de suivre cette beauté, se dit Ender. J’ai envie de voir comme voient ces yeux.
— Comment t’appelles-tu ? demanda calmement le garçon.
— Ender Wiggin, commandant, répondit Ender. Affecté à l’Armée de la Salamandre.
Il tendit ses ordres.
Le garçon prit le morceau de papier d’un geste rapide, sans toucher la main d’Ender.
— Quel âge as-tu, Wiggin ? demanda-t-il.
— J’ai six ans, neuf mois et douze jours.
— Depuis combien de temps travailles-tu dans la salle de bataille ?
— Quelques mois. Je vise mieux.
— Connais-tu les manœuvres ? As-tu déjà appartenu à une cohorte ? As-tu déjà participé à un exercice commun ?
Ender n’avait jamais entendu parler de ces choses-là. Il secoua la tête.
Madrid le regarda dans les yeux.
— Je vois. Comme tu ne tarderas pas à t’en rendre compte, les officiers qui commandent cette école, et notamment le Major Andersen, qui dirige le jeu, aiment beaucoup les blagues. L’Armée de la Salamandre sort tout juste d’une obscurité indécente. Nous avons gagné douze fois sur les vingt dernières parties que nous avons disputées. Nous avons vaincu le Rat, le Scorpion et le Lévrier, et nous sommes en mesure de prendre la tête du jeu. Alors, naturellement, on me donne un spécimen de sous-développement tel que toi, inutilisable, sans entraînement et irrécupérable.
Petra dit à voix basse :
— Il n’est pas très heureux de te rencontrer.
— Ta gueule, Arkanian ! lança Madrid. Nous avions un problème, en voilà un autre. Mais quels que soient les obstacles que les officiers jugent bon de placer en travers de notre route, nous sommes toujours…
— Les Salamandres ! crièrent les soldats d’une seule voix.
Instinctivement, la perception qu’avait Ender de ces événements se transforma. C’était une structure, un rituel. Madrid ne cherchait pas à le blesser, il prenait simplement le contrôle d’un événement inattendu et se servait de lui pour renforcer son emprise sur son armée.
— Nous sommes le feu qui les consume, ventre et tripes, tête et cœur ; nous sommes de nombreuses flammes, mais un seul feu.
— Salamandres ! crièrent-ils à nouveau.
— Même lui ne pourra pas nous affaiblir.
Pendant un instant, Ender se prit à espérer.
— Je travaillerai dur et j’apprendrai vite, dit-il.
— Je ne t’ai pas donné la permission de parler, répliqua Madrid. J’ai l’intention de t’échanger aussi rapidement que possible. Je serai probablement obligé de renoncer également à quelqu’un d’utile, en même temps que toi mais, petit comme tu es, tu es pire qu’inutile. Un gelé de plus, inévitablement, dans chaque bataille, voilà tout ce que tu es, et nous en sommes à présent au point où chaque soldat gelé a son importance au classement. Je n’ai rien contre toi personnellement, Wiggin, mais je suis sûr que tu peux t’entraîner aux dépens de quelqu’un d’autre.
— C’est un grand cœur, dit Petra.
Madrid s’approcha de la fille et la gifla avec le dos de la main. Cela ne fit pas beaucoup de bruit car seuls ses ongles l’avaient touchée. Mais quatre traînées rouges apparurent sur la joue et de petites gouttes de sang marquèrent l’endroit où les bouts de doigts avaient frappé.
— Voici tes instructions, Wiggin. J’espère que je n’aurai plus besoin de t’adresser la parole. Tu resteras à l’écart lorsque nous nous entraînerons dans la salle de bataille. Ta présence est obligatoire, naturellement, mais tu n’appartiendras à aucune cohorte et tu ne prendras pas part aux batailles. Quand nous livrerons bataille, tu t’habilleras rapidement et tu te présenteras à la porte avec les autres. Mais tu ne franchiras la porte que quatre minutes après le début de la partie et, ensuite, tu resteras près de la porte, sans dégainer ton arme ni tirer, jusqu’à la fin de la partie.
Ender acquiesça. Ainsi, il ne serait rien. Il espéra que l’échange ne tarderait pas.
Il remarqua en outre que Petra ne poussa pas de cri de douleur et ne toucha même pas sa joue, bien qu’une goutte de sang ait coulé, faisant une traînée jusqu’au menton. Peut-être était-elle maintenue à l’écart mais comme, de toute manière, Bonzo Madrid ne deviendrait sous aucun prétexte l’ami d’Ender, il avait intérêt à se lier avec elle.
On lui donna une couchette située à l’extrémité opposée de la salle. C’était une couchette supérieure de sorte que, lorsqu’il était couché, il ne voyait même pas la porte ; la courbe du plafond la cachait. Il y avait d’autres garçons, près de lui, fatigués, tristes, les moins appréciés. Ils ne souhaitèrent pas la bienvenue à Ender.
Ender posa la main sur le scanner afin d’ouvrir les placards, mais il ne se passa rien. Puis il se rendit compte que les placards n’étaient pas fermés à clé. Ils comportaient tous un anneau permettant de les ouvrir. Ainsi, il n’aurait plus d’intimité à présent qu’il était dans l’armée.
Il y avait un uniforme, dans le placard. Pas l’uniforme bleu pâle des Nouveaux, mais l’uniforme vert foncé, bordé d’orange, des Salamandres. Il ne lui allait pas bien. Mais on n’avait probablement jamais fourni ce type d’uniforme à un enfant aussi jeune.