— Valentine, ma chère petite, les choses terrifiantes sont seulement sur le point de commencer.
Ender était arrivé à la quatrième ligne quand il se rendit compte que la lettre n’émanait pas d’un autre soldat de l’École de Guerre. Elle était arrivée de la façon habituelle, son bureau lui ayant indiqué qu’il avait du courrier en attente, lorsqu’il l’avait mis en marche. Il lut quatre lignes, puis passa directement à la fin et lut la signature.
Ensuite, il revint au début et s’allongea sur son lit afin de lire et relire interminablement les mots.
ENDER,
LES SALAUDS N’ONT PAS VOULU TRANSMETTRE MES LETTRES AVANT AUJOURD’HUI. J’AI BIEN ÉCRIT CENT FOIS. MAIS TU AS DÛ PENSER QUE JE NE L’AI JAMAIS FAIT. JE NE T’AI PAS OUBLIÉ. JE N’OUBLIE PAS TON ANNIVERSAIRE. JE ME SOUVIENS DE TOUT. IL Y A SÛREMENT DES GENS QUI CROIENT QUE, PARCE QUE TU ES UN SOLDAT, TU ES DUR ET CRUEL ET TU AIMES FAIRE DU MAL AUX GENS, COMME LES MARINES DES VIDÉOS, MAIS JE SAIS QUE CE N’EST PAS VRAI. TU N’ES PAS DU TOUT COMME TU-SAIS-QUI. IL PARAÎT MOINS MÉCHANT MAIS C’EST TOUJOURS UN FUMIER À L’INTÉRIEUR. TU AS PEUT-ÊTRE L’AIR MÉCHANT, MAIS CELA NE ME TROMPE PAS. JE VAIS BIEN. JE T’AIME.
NE RÉPONDS PAS, ILS VONT PROBABLEMENT SYCHANALYSER TA LETTRE.
De toute évidence, cela était écrit avec la totale approbation des professeurs. Mais cela avait manifestement été écrit par Val. La façon d’écrire psychanalyse, ainsi que l’épithète fumier appliquée à Peter ne pouvaient être connus que de Val.
Pourtant, ces éléments étaient bien en évidence, comme si on avait voulu s’assurer qu’Ender ne mettrait pas l’authenticité de la lettre en doute. Pourquoi, si elle était effectivement réelle ?
De toute façon, ce n’est pas vrai. Même si elle l’avait écrite avec son sang, elle ne serait pas vraie, parce qu’ils lui ont demandé de l’écrire. Elle avait déjà écrit, et ses lettres ne lui étaient jamais parvenues. Les autres auraient peut-être été réelles, mais celle-ci avait été demandée, elle faisait partie de leurs manœuvres.
Et le désespoir s’empara à nouveau de lui. À présent, il comprenait pourquoi. Il savait ce qu’il détestait tellement. Il n’exerçait plus aucun contrôle sur sa vie. Ils dirigeaient tout. Ils prenaient toutes les décisions. Il ne lui restait que le jeu, un point c’est tout, tout le reste était constitué par leurs règlements, leurs plans, leurs cours et leurs programmes, de sorte qu’il pouvait seulement aller d’un côté ou de l’autre pendant la bataille. La seule chose réelle, la seule chose précieuse et réelle, était le souvenir de Valentine, la personne qui l’aimait alors qu’il ignorait encore tout du jeu, qui l’aimait avec ou sans la guerre contre les doryphores, et ils l’avaient prise dans leur camp. Elle était comme eux, à présent.
Il les haïssait, eux et leurs jeux. Il les haïssait si fort qu’il pleura, en lisant encore une fois la lettre vide, demandée, de Valentine. Ses camarades de l’Armée du Phénix s’en aperçurent et tournèrent la tête. Ender Wiggin qui pleurait ? C’était déconcertant. Des choses terrifiantes se produisaient. Le meilleur soldat de l’armée qui pleurait, allongé sur sa couchette. Le silence, dans la pièce, fut intense.
Ender fit disparaître la lettre, l’effaça de la mémoire et demanda son jeu. Il ne savait pas exactement pourquoi il avait une telle envie de jouer, d’aller au Bout du Monde, mais il s’y rendit rapidement. Ce n’est qu’au moment où il fut transporté par le nuage, planant au-dessus du paysage bucolique et automnal, qu’il comprit ce qu’il détestait le plus dans la lettre de Val. Elle ne parlait que de Peter. Elle rappelait qu’il n’était pas comme Peter. Les mots qu’elle avait souvent prononcés en le serrant contre elle, en le consolant lorsqu’il tremblait de peur, de fureur et de haine, après avoir été torturé par Peter – c’était tout ce que la lettre disait.
Et c’était ce qu’ils avaient demandé. Les salauds savaient et étaient également au courant de la présence de Peter dans le miroir de la salle du château, ils savaient pratiquement tout et, de leur point de vue, Val n’était qu’un outil permettant de le contrôler, un truc à utiliser. Dink avait raison, ils étaient l’ennemi, ils n’aimaient rien, ne respectaient rien et il ne ferait pas ce qu’ils voulaient, nom de Dieu, il ne ferait rien qui puisse servir leurs intérêts. Il n’avait qu’un souvenir réconfortant, une bonne chose, et ces salauds la lui avaient fait absorber avec le reste de l’engrais – alors, il n’acceptait plus, il ne jouerait plus.
Comme toujours, le serpent attendait dans la pièce du donjon, sortant du tapis. Mais, cette fois, Ender ne l’écrasa pas sous son pied. Cette fois, il le prit entre les mains, s’agenouilla devant lui et doucement, tout doucement, attira la gueule béante du serpent jusqu’à ses lèvres.
Et l’embrassa.
Il n’avait pas l’intention de faire cela. Il avait l’intention de laisser le serpent lui mordre les lèvres. Ou peut-être avait-il l’intention de dévorer le serpent vivant, comme l’avait fait le Peter du miroir, avec son menton couvert de sang et la queue sortant entre ses lèvres. Mais il l’embrassa.
Et le serpent, entre ses mains, grossit et changea d’apparence, prit forme humaine. C’était Valentine, et elle l’embrassa à nouveau.
Le serpent ne pouvait pas être Valentine. Il l’avait tué si souvent qu’il ne pouvait pas être sa sœur. Peter l’avait dévoré de si nombreuses fois qu’il était impossible qu’il ait été Valentine depuis le début.
Était-ce ce qu’ils avaient prévu en le laissant lire la lettre ? Peu lui importait.
Elle se leva et se dirigea vers le miroir. Ender fit lever son personnage et l’accompagna. Ils s’immobilisèrent devant le miroir où le reflet cruel de Peter fut remplacé par un dragon et une licorne. Ender tendit la main et toucha le miroir ; le mur s’ouvrit et révéla un large escalier tapissé et bordé de foules qui criaient et applaudissaient. Ensemble, bras dessus, bras dessous, Valentine et lui descendirent l’escalier. Ses yeux s’emplirent de larmes, de larmes de soulagement parce qu’il était enfin sorti de la pièce du Bout du Monde. Et, à cause des larmes, il ne remarqua pas que tous les visages de la foule étaient celui de Peter. Il savait seulement que, partout où il irait, Valentine serait avec lui.
Valentine lut la lettre que le Dr Linberry lui avait remise. « Chère Valentine », disait-elle. « Nous te remercions et te félicitons de ton attitude positive dans le cadre de l’effort de guerre. Tu es avertie par la présente que tu as été décorée de l’Étoile de l’Ordre de la Ligue de l’Humanité, Première Classe, qui est la plus importante décoration militaire qu’il soit possible d’octroyer à un civil. Malheureusement, les services de sécurité de la F.I. nous interdisent de rendre cette décoration publique avant l’aboutissement des opérations en cours mais nous voulons que tu saches que ton action a été couronnée de succès. Meilleurs sentiments, Général Shimon Levy, Strategos. »
Après sa deuxième lecture, le Dr Linberry lui prit la lettre.
— J’ai reçu l’ordre de te la faire lire et de la détruire.
Elle sortit un briquet de son tiroir et mit le feu à la feuille de papier.
— Bonnes ou mauvaises nouvelles ? demanda-t-elle.
— J’ai vendu mon frère, répondit Valentine. Et j’ai été payée.
— C’est un peu mélodramatique, n’est-ce pas, Valentine ?
Valentine retourna en classe sans avoir répondu. Ce soir-là, Démosthène publia une attaque virulente contre les lois relatives à la limitation de la population. Les gens devraient être autorisés à avoir tous les enfants qu’ils désiraient et le surplus de population devrait être envoyé sur d’autres planètes, afin que l’Humanité soit tellement répandue dans la Galaxie que ni les désastres ni les catastrophes ne puissent menacer l’espèce humaine de destruction totale. « Le titre le plus noble qu’un enfant puisse avoir, écrivit Démosthène, est celui de Troisième. »