WILLIAM BEE, ARMÉE DU GRIFFON,
TALO MOMOE, ARMÉE DU TIGRE, 1900
Il s’assit sur le bord du lit. Le morceau de papier tremblait entre ses doigts. Je ne peux pas, se dit-il. Puis, à voix haute :
— Je ne peux pas.
Il se leva, péniblement, et chercha sa combinaison de combat. Puis il se souvint : il l’avait mise dans le nettoyeur pendant qu’il prenait sa douche.
Le morceau de papier à la main, il sortit de sa chambre. Le dîner était déjà passé et il y avait quelques élèves dans le couloir, mais personne ne lui parla, les enfants se contentant de le regarder, peut-être à cause de la stupéfaction causée par ce qui s’était passé dans la salle des douches, à midi, peut-être à cause de l’expression terrifiante, impressionnante, de son visage. Presque tous les garçons étaient au dortoir.
— Salut, Ender. Y a entraînement ce soir ?
Ender donna le morceau de papier à Hot Soup.
— Quels fils de pute ! fit-il. Deux en même temps ?
— Deux armées ! cria Crazy Tom.
— Ils vont se bousculer, estima Bean.
— Il faut que je me lave, dit Ender. Faites-les se préparer, rassemblez-les, je vous rejoindrai à la porte.
Il sortit du dortoir. Un tumulte de conversations s’éleva derrière lui. Il entendit Crazy Tom crier :
— Deux armées de bouffeurs de merde. On va leur botter le cul !
La salle des douches était vide. Nettoyée. Le sang qui s’était écoulé du nez de Bonzo avait disparu. Plus rien. Il ne s’était rien passé.
Ender se mit sous la douche et se rinça, l’eau emportant la sueur du combat dans les canalisations. Tout a disparu mais tout est recyclé, de sorte que nous boirons le sang de Bonzo demain matin. Plus de vie dedans, mais son sang tout de même, son sang et ma sueur, dilués dans leur stupidité, leur cruauté ou ce qui les a poussés à laisser cela arriver.
Il se sécha, mit sa combinaison de combat et gagna la salle de bataille. Son armée attendait dans le couloir, la porte n’était pas encore ouverte. Ils le regardèrent en silence lorsqu’il passa devant eux et alla s’immobiliser devant le champ de force gris. Bien entendu, ils savaient tous qu’il s’était battu dans la salle des douches ; et la lassitude consécutive à la bataille du matin les incitait au silence, tandis que la perspective d’affronter deux armées les emplissait de terreur.
N’importe quoi pour me battre, se dit Ender. Tout ce qu’ils peuvent imaginer, changer les règles, peu importe, pourvu qu’ils me battent. Eh bien, le jeu me donne envie de vomir. Aucun jeu ne vaut le sang de Bonzo rosissant l’eau sur le plancher de la salle des douches. Gelez-moi, renvoyez-moi chez moi, je ne veux plus jouer.
La porte disparut. Trois mètres devant, il y avait quatre étoiles côte à côte, bloquant totalement la vue.
Deux armées ne suffisaient pas. Ils voulaient qu’Ender déploie ses forces à l’aveuglette.
— Bean, dit Ender, prends tes camarades et va voir ce qu’il y a derrière cette étoile.
Bean déroula le fil qu’il portait autour de la taille, en attacha une extrémité autour de lui, donna l’autre à un membre de son unité et franchit doucement le seuil. Son unité suivit rapidement. Ils s’étaient plusieurs fois entraînés et, quelques instants plus tard, ils étaient accrochés à l’étoile, tenant l’extrémité du fil. Bean exerça une poussée puissante, le fil presque parallèle à la porte ; quand il atteignit le coin de la pièce, il exerça une nouvelle poussée, filant droit sur l’ennemi. Les points lumineux, sur les parois, indiquèrent que l’ennemi lui tirait dessus. Le fil se prenant successivement aux quatre coins de l’étoile, son arc diminua, sa direction changea et il devint impossible de le toucher. Ses camarades l’immobilisèrent adroitement lorsqu’il refit son apparition, de l’autre côté de l’étoile. Il bougea bras et jambes afin de montrer à ceux qui attendaient à l’intérieur qu’il n’avait pas été touché. Ender passa la porte.
— C’est vraiment sombre, rendit compte Bean, mais tout de même assez clair, si bien qu’il est difficile de suivre les déplacements des gens en se repérant sur la luminosité des combinaisons. La pire situation, du point de vue de la vision. L’espace est libre entre cette étoile et le côté de la salle où se trouvent les ennemis. Ils ont huit étoiles qui forment un carré autour de leur porte. Je n’ai vu personne, sauf ceux qui passaient la tête pour jeter un œil. Ils sont installés là-bas et ils nous attendent.
Comme pour corroborer l’affirmation de Bean, l’ennemi se mit à crier :
— Hé ! On a faim ! Venez, qu’on vous bouffe ! Bougez-vous le cul ! Votre cul de Dragon !
L’esprit d’Ender resta sans réaction. C’était stupide. Il n’avait pas la moindre chance, à deux contre un et contraint d’attaquer une formation à couvert.
— Dans une guerre réelle, un commandant intelligent battrait en retraite pour sauver son armée.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ? dit Bean. Ce n’est qu’un jeu.
— Ce n’est plus un jeu, depuis qu’ils ne tiennent plus compte des règles.
— Et alors, fais la même chose.
Ender sourit.
— OK. Pourquoi pas ? Voyons comment ils réagiront à une formation.
Bean fut stupéfait.
— Une formation ! Nous n’avons jamais réalisé de formation depuis que nous sommes une armée !
— Il nous reste un mois avant la fin de notre période normale d’entraînement. Il est temps que nous nous mettions aux formations. Il est toujours bon de connaître les formations.
Il forma un A avec ses doigts, se tourna vers la porte et fit signe de le rejoindre. Une cohorte sortit rapidement et Ender la disposa derrière une étoile. Trois mètres ne constituaient pas un espace suffisant, les garçons étaient effrayés et troublés, et il fallut presque cinq minutes pour leur faire comprendre ce qu’ils faisaient.
Les soldats du Tigre et du Griffon en étaient réduits aux injures tandis que leurs commandants se demandaient s’ils devaient profiter de leur supériorité numérique et attaquer l’Armée du Dragon pendant qu’elle était encore derrière l’étoile. Momœ était favorable à l’attaque :
— Nous sommes deux contre un.
Bée, pour sa part, disait :
— Ne bougeons pas et nous ne pouvons pas perdre. Bougeons et il trouvera le moyen de nous battre.
Ainsi, ils ne bougèrent pas jusqu’au moment où, dans la lumière crépusculaire, ils virent une grosse masse sortir de derrière l’étoile d’Ender. Elle conserva la même forme, même quand elle s’immobilisa brutalement et se lança directement sur le centre des huit étoiles derrière lesquelles quatre-vingt-deux soldats attendaient.
— Bon sang ! s’écria un Griffon. C’est une formation.
— Ils doivent préparer ça depuis cinq minutes, dit Momœ. Si nous les avions attaqués pendant qu’ils le faisaient, nous aurions pu les détruire.
— Connerie, Momœ, souffla Bée. Tu as vu la façon dont le petit volait ? Il a fait tout le tour de l’étoile sans toucher une paroi. Peut-être ont-ils tous un crochet, qu’est-ce que tu en dis ? Ils ont quelque chose de nouveau.
La formation était bizarre. Une formation en carré de corps serrés les uns contre les autres, devant formant un mur. Derrière, un cylindre de six garçons de circonférence et de deux garçons de longueur, les bras tendus et gelés de sorte qu’il leur était impossible de se tenir. Néanmoins, ils restaient ensemble aussi précisément que s’ils avaient été attachés – ce qui était, en fait, le cas.