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Puis tout devint clair. Graff avait délibérément causé cela. C’était pire que dans les émissions de télé. Quand le sergent vous ennuie, les autres vous aiment davantage. Mais quand les officiers vous préfèrent, les autres vous haïssent.

— Hé, bouffeur de merde, murmura une voix, derrière lui. (Il fut à nouveau frappé sur la tête.) Tu aimes ça ? Hé, Super-Cerveau, ça t’amuse ?

Un nouveau coup, si violent cette fois qu’Ender étouffa un cri de douleur.

Si Graff avait organisé cela, il n’obtiendrait aucune aide et devrait se débrouiller seul. Il attendit jusqu’à l’instant où il pensa qu’un autre coup allait arriver. Maintenant, se dit-il. Et, effectivement, le coup arriva. Cela fut douloureux, mais Ender tentait déjà de percevoir l’arrivée du coup suivant. Maintenant. Et, oui, exactement comme prévu. Je te tiens, se dit Ender.

Juste au moment où le coup suivant allait arriver, Ender leva les deux mains, prit le garçon par le poignet puis tira sur le bras, fort.

S’il y avait eu de la pesanteur, le garçon aurait été plaqué contre le dossier du siège d’Ender, se faisant mal à la poitrine. En apesanteur, toutefois, il bascula au-dessus du dossier et fila en direction du plafond. Ender ne s’y attendait pas. Il n’avait pas compris que l’apesanteur multipliait la puissance, même celle d’un enfant. Le garçon s’envola, rebondit sur le plafond, puis contre un autre garçon assis dans son fauteuil, fut ensuite projeté dans l’allée, battant des bras et hurlant, lorsque son corps heurta violemment la coque, à l’avant du compartiment, le bras gauche coincé sous lui.

Cela ne dura que quelques secondes. Graff était déjà là, immobilisant l’enfant. Adroitement, il le lança dans l’allée, en direction d’un autre homme.

— Le bras gauche. Cassé, je crois, dit-il.

Quelques instants plus tard, anesthésié, l’enfant flottait calmement, tandis qu’un officier gonflait une attelle autour de son bras.

Ender eut envie de vomir. Il avait seulement voulu saisir le bras du garçon. Non. Non, il avait voulu lui faire mal et il avait tiré de toutes ses forces. Il n’avait pas voulu que cela soit aussi voyant, mais la douleur qu’éprouvait le garçon était exactement celle qu’Ender avait prévu de lui infliger. L’apesanteur l’avait trahi, voilà tout. Je suis Peter. Je suis exactement comme lui. Et Ender se détesta.

Graff resta à l’avant de la cabine.

— Alors, vous n’apprenez pas vite ? Dans vos esprits faibles, avez-vous compris une simple petite chose ? Vous avez été conduits ici pour devenir des soldats. Dans vos anciennes écoles, dans vos familles, vous étiez peut-être les chefs, vous étiez peut-être durs, vous étiez peut-être malins. Mais nous choisissons les meilleurs parmi les meilleurs et, désormais, vous ne rencontrerez personne d’autre. Et quand je vous dis qu’Ender Wiggin est le meilleur de cette fournée, essayez de comprendre, têtes de linotte ! Laissez-le tranquille. Il y a déjà eu des morts, à l’École de Guerre. Ai-je été assez clair ?

Le reste du voyage se déroula en silence. Le voisin d’Ender prit un soin scrupuleux à éviter de le toucher.

Je ne suis pas un tueur, se répétait inlassablement Ender. Je ne suis pas Peter. Peu importe ce qu’il dit, je ne voudrais pas. Je ne le suis pas. Je me suis défendu. Je suis resté longtemps sans réagir. J’ai été patient. Je ne suis pas ce qu’il a dit.

Une voix, dans le haut-parleur, leur annonça qu’ils approchaient de l’École ; il fallut vingt minutes pour décélérer et accoster. Ender se laissa dépasser par les autres. Ils ne furent pas fâchés de le laisser être le dernier à quitter la navette, montant dans la direction qui était le bas lorsqu’ils avaient embarqué. Graff attendait à l’extrémité du tube étroit qui reliait la navette au cœur de l’École de Guerre.

— Le vol était-il agréable, Ender ? demanda joyeusement Graff.

— Je croyais que vous étiez mon ami. Malgré lui, la voix d’Ender tremblait.

Graff parut troublé.

— Qu’est-ce qui a bien pu te donner cette idée, Ender ?

— Parce que vous… Parce que vous m’avez parlé avec gentillesse et franchise. Vous n’avez pas menti.

— Je ne mentirai pas davantage, dit Graff. Ma tâche ne consiste pas à me faire des amis. Ma tâche consiste à produire les meilleurs soldats du monde. De toute l’histoire du monde. Nous avons besoin d’un Napoléon. D’un Alexandre. Sauf que Napoléon a perdu, à la fin, et qu’Alexandre a brûlé sa vie avant de mourir jeune. Nous avons besoin d’un Jules César, sauf qu’il est devenu dictateur et que cela lui a coûté la vie. Ma tâche consiste à produire une telle créature, ainsi que tous les hommes et les femmes dont il aura besoin pour l’aider. Nulle part, dans tout cela, il n’est indiqué que je dois devenir l’ami des enfants.

— Vous vous êtes arrangé pour qu’ils me haïssent.

— Et alors ? Que vas-tu faire ? Te terrer dans un coin ? Te mettre à embrasser leur petit derrière pour qu’ils t’aiment à nouveau ? Il n’y a qu’une seule chose qui puisse les empêcher de continuer à te haïr. Et c’est d’être tellement bon, dans ce que tu entreprendras, qu’ils ne pourront plus t’ignorer. Je leur ai dit que tu étais le meilleur. À présent, tu as intérêt à l’être vraiment.

— Et si je ne peux pas ?

— Dans ce cas, tant pis. Écoute, Ender, je regrette que tu sois seul et effrayé. Mais les doryphores sont là. Dix milliards, cent milliards, un million de milliards, nous n’en savons rien. Avec autant de vaisseaux, nous ne le savons pas davantage. Avec des armes que nous sommes incapables de comprendre. Et la volonté d’utiliser ces armes pour nous exterminer. Ce n’est pas le monde qui est en jeu, Ender. C’est seulement nous. Seulement l’Humanité. En ce qui concerne le reste de la Terre, elle s’adapterait, elle assimilerait cette étape de l’évolution. Mais l’Humanité ne veut pas mourir. En tant qu’espèce, nous avons évolué pour survivre. Et notre façon de le faire consiste à soutenir continuellement nos efforts, et à mettre un génie au monde toutes les quelques générations. Celui qui a inventé la roue. Et la lumière. Et le vol. Celui qui construit une ville une nation, un empire. Comprends-tu cela ?

Ender croyait, mais n’en était pas sûr, de sorte qu’il se tut.

— Non, naturellement. Alors, je vais présenter les choses brutalement. Les êtres humains sont libres, sauf lorsque l’Humanité a besoin d’eux. Il est possible que l’Humanité ait besoin de toi. Pour faire quelque chose. Je crois que l’Humanité a besoin de moi – pour déterminer à quoi tu peux servir. Il est possible que nous soyons tous les deux des créatures méprisables, Ender, mais si l’Humanité survit, dans ce cas, nous étions de bons outils.

— Est-ce tout ? De simples outils ?

— Les individus sont des outils, que les autres utilisent afin que nous survivions tous.

— C’est un mensonge.

— Non. Ce n’est que la moitié de la vérité. Tu pourras chercher à connaître l’autre moitié quand nous aurons gagné la guerre.

— Elle sera terminée avant que je sois grand, émit Ender.

— J’espère que tu te trompes, répondit Graff. À propos, tu ne sers guère tes intérêts en parlant avec moi. Les autres élèves sont certainement en train de se dire que ce vieux Ender Wiggin est en train de lécher les bottes de Graff. Si on raconte partout que tu es un fayot, tu seras définitivement gelé.

En d’autres termes : Va-t’en et fiche-moi la paix.

— Au revoir, dit Ender.

Puis il s’éloigna dans le tube que les autres élèves avaient déjà emprunté. Graff le regarda partir. Un professeur, près de lui, dit :

— Est-ce lui ?

— Dieu seul le sait, répondit Graff. Si ce n’est pas Ender, il ferait mieux de ne pas tarder à se montrer.