— Vingt cents.
— Dans mon monde c’est dix-huit. Tu vois ? Tu vois ?
— Je ne vois rien, dit Celia d’un ton las. Si tu peux te leurrer au point de te croire complètement différent de ce que tu es, tu peux tout aussi bien croire sincèrement que le tarif d’affranchissement est de dix-huit cents. De toute façon ça n’arrête pas de changer. Qu’est-ce que ça prouve ? Écoute, Ted, on va rentrer à New York. On va essayer de trouver remède à ça. Je veux te remettre en état. Je t’aime. Je veux te retrouver, Ted. Tu comprends ça ? Notre mariage a été une merveilleuse réussite. Je ne veux pas qu’il s’évanouisse comme un rêve.
— Je suis tellement, tellement désolé, Celia.
— On trouvera une solution.
— Peut-être. Peut-être.
— Essayons de dormir un peu à présent. Nous sommes tous les deux épuisés.
— Voilà une bonne idée. » Il lui effleura l’avant-bras du bout des doigts et elle se raidit, comme si elle prenait sa caresse pour un prélude à l’amour. Mais il ne faisait que s’accrocher à elle comme à une bouée de sauvetage. Il lui pressa brièvement le bras, la relâcha, roula à l’autre bout du lit. Malgré sa fatigue, il eut de la difficulté à trouver le sommeil et resta longtemps éveillé. À un moment il entendit Celia sangloter doucement. Quand le sommeil le gagna, ce fut pour l’entraîner dans un gouffre profond et pratiquement sans rêve.
Hilgard aurait aimé traîner encore quelques jours à Oaxaca, profiter de son air pur, de ses charmantes vieilles rues et de son rythme nonchalant, mais Celia tenait à ce qu’ils s’attaquent tout de suite à la restauration de sa mémoire. Ils regagnèrent Mexico par le vol de 11 heures. À l’aéroport, Celia apprit qu’il y avait un vol pour New York au milieu de l’après-midi, mais Hilgard secoua la tête. « Nous allons passer la nuit à Mexico et prendre le premier vol du matin, dit-il.
— Mais pourquoi donc ?
— Je veux retourner à Teotihuacán. »
Elle faillit s’étrangler. « Pour l’amour du ciel, Ted !
— Fais-moi plaisir. Je ne quitterai pas le Mexique sans avoir une certitude.
— Tu crois que tu vas repasser comme ça dans un autre monde ?
— Je ne sais pas ce que je crois. Je veux simplement vérifier.
— Et tu espères que l’autre Ted Hilgard va tranquillement se ramener de derrière une pyramide au moment où tu disparaîtras ? »
Un certain affolement commençait à percer dans la voix de Celia. Calmement, il dit : « Je n’espère rien. C’est une simple investigation.
— Et si ça se produit ? Et si tu disparais dans ton espèce de tourbillon, et que l’autre ne se montre pas, et que je me retrouve sans aucun de vous deux ? Qu’est-ce que tu réponds à ça, Ted ?
— Je pense que tu commences à croire à ma théorie.
— Oh ! non, Ted, non. Mais…
— Écoute, si cette théorie est idiote, rien n’arrivera. Si elle ne l’est pas, peut-être que je retrouverai mes pénates et que le bon moi reviendra dans ce monde-ci. Va savoir. Mais je ne peux pas rentrer à New York tant que je n’aurai pas vérifié. Accorde-moi cela. Il faut que tu me fasses plaisir, Celia. C’est oui ? »
Elle fut bien obligée de céder. Ils firent enregistrer leurs bagages à l’aéroport et retinrent une chambre d’hôtel pour la nuit et deux places sur le premier avion du matin. Puis ils prirent un taxi pour se rendre à Teotihuacán. Le chauffeur ne connaissait que quelques mots d’anglais et il fut difficile de lui faire comprendre qu’ils n’avaient pas l’intention de passer tout l’après-midi aux Pyramides – tout au plus une demi-heure. Cela lui paraissait impensable : pourquoi quelqu’un, à plus forte raison deux riches gringos, irait s’embêter à faire une heure et demie de voiture et autant au retour pour une visite d’une demi-heure ? Mais il finit par se laisser convaincre. Il se gara dans le parc de stationnement le plus au sud, près du musée, et Celia et Hilgard se hâtèrent de traverser la route pour gagner le temple de Quetzalcóatl. Il avait la gorge sèche, son cœur battait la chamade, et elle paraissait tout aussi contractée. Il essaya de retrouver son itinéraire exact. « Je suis arrivé par ici, dit-il, j’ai tourné au coin, là, et au moment où je commençais à voir la façade…
— Ted, je t’en prie. Non.
— Tu veux essayer ? Peut-être que tu passeras de l’autre côté à sa suite.
— Je t’en prie. N’allons pas plus loin.
— Il le faut », s’entêta-t-il. Le front plissé, il s’avança le long de l’allée pavée, s’arrêta au moment où la façade et ses féroces têtes de serpents émergeaient à sa vue, prit sa respiration, plongea en avant, attendant le moment de vertige, cette sensation comparable à celle d’un tremblement de terre bien localisé. Rien. Il se retourna. Celia, pâle, rechignée, les bras croisés, avait les yeux fixés sur lui. Hilgard revint sur ses pas et fit une nouvelle tentative. « Possible qu’il s’en soit manqué d’une quinzaine de centimètres par rapport à l’autre fois. Un peu à gauche… » Rien. Rien la troisième fois ni la quatrième. Quelques touristes qui passaient par là lui jetèrent des regards intrigués. Il allait et venait, couvrant chaque centimètre. Le chemin était étroit ; il n’y avait que quelques routes possibles. Il ne ressentit pas le moindre vertige. Aucun passage ne s’ouvrit pour lui dans l’espace. Il ne bascula pas dans son monde originel.
« Je t’en prie, Ted. Assez.
— Encore une fois.
— C’est embarrassant. Tu as tout de l’obsédé.
— Je veux retrouver le monde auquel j’appartiens, c’est tout. »
Aller et retour. Aller et retour. Il commençait à se sentir embarrassé lui aussi. Peut-être avait-elle raison : c’était de la folie pure et simple qui s’était emparée de son esprit. Il n’existe pas de portes. Il ne pouvait pas aller et venir devant ces horribles faces de pierre tout l’après-midi. « Encore une fois », fit-il. Rien ne se passa ; il revint sur ses pas. « Ça ne marche pas, dit-il à Celia. Ou alors ça ne marche que lorsque la contrepartie de quelqu’un passe à travers en même temps. Et ce serait impossible à arranger. Si je pouvais lui envoyer un message… l’attacher à un caillou, le lancer à travers la porte, lui dire d’être ici demain à neuf heures pile…
— Partons, fit Celia.
— Bon. Soit. » Défait, découragé, il se laissa conduire à travers la cour brûlante du temple jusqu’au taxi en attente. Ils rentrèrent à Mexico au début de la soirée, dans le délire de l’heure de pointe, sans échanger un seul mot ou presque. Leur chambre d’hôtel se révéla avoir deux lits jumeaux au lieu d’un lit pour deux personnes. Ce n’est pas plus mal, pensa Hilgard. Il sentait un immense vide entre lui-même et cette femme qui se croyait son épouse. Après un dîner sinistre dans un restaurant de la Zona Rosa, ils rentrèrent se coucher sans plus tarder et, avant le lever du jour, ils étaient debout et en route pour l’aéroport.
« Peut-être que lorsque tu seras chez toi, dit-elle, tu commenceras à retrouver la mémoire.
— Peut-être. »
Mais le logement de la 85e Est ne réveilla aucun souvenir en lui. C’était un bel appartement, au trentième étage, valant manifestement une fortune, superbement meublé, mais c’était la maison de quelqu’un d’autre, contenant des livres, des vêtements et des trésors appartenant à quelqu’un d’autre. Bon nombre de livres faisaient aussi partie de sa bibliothèque, les vêtements étaient à sa taille et certains tableaux et objets primitifs correspondaient assez à son goût. Un peu comme s’il s’était trouvé chez un frère jumeau. Mais il erra désespérément, en proie à une panique croissante, de pièce en pièce, se demandant où étaient ses dossiers, les petits trésors qu’il conservait de son enfance, ses éditions originales, sa collection de poteries péruviennes. Hallucinations ? Souvenirs fantômes d’une vie inexistante ? Il était coupé de tout ce qu’il prenait pour la réalité, et cela le terrifiait. L’annuaire de Manhattan n’indiquait aucun Theodore Hilgard sur la Troisième Avenue, et pas davantage de Galerie Hilgard. L’univers avait avalé ce Ted Hilgard-là.