« J’ai téléphoné à Judith, annonça Celia, et je lui ai raconté en gros ce qui est arrivé. Elle veut te voir demain à la première heure. »
Il s’était rendu assez souvent au bureau de Judith à l’université Rockefeller, située à seulement quelques rues de sa galerie, côté est. Mais cette Judith n’était pas la même et son bureau se trouvait à la faculté de New York, dans les beaux quartiers jouxtant la partie espagnole de Harlem. Hilgard marcha jusqu’à la Cinquième et prit un bus, se demandant s’il allait lui falloir payer son transport avec un certain type de jeton propre à ce monde-ci, si le Metropolitan Museum était à l’endroit dont il se souvenait, se posant des questions à propos de Judith. Il résolut le problème du bus sans difficulté. La masse grise du musée était toujours calée sur le flanc de Central Park. Le haut de la Cinquième Avenue était plus ou moins semblable à lui-même, l’immeuble de la Frick Collection toujours aussi digne, la spirale du Guggenheim Museum toujours aussi bizarre. Et Judith était également la même : élégante, splendide, chaleureuse, l’œil pétillant de cette merveilleuse lueur d’intelligence qui la caractérisait. La seule chose manquante était cette petite étincelle de malice, cette aura subliminale de tendre complicité qui signalaient en eux des amants de longue date. Elle l’accueillit comme un ami et rien de plus.
« Mais qu’est-ce qui t’es donc arrivé, grand Dieu ? » demanda-t-elle aussitôt.
Il sourit piteusement. « Tout se passe comme si j’avais subi en un instant une transplantation générale d’identité. De célibataire tenant une galerie d’art à une rue de Bloomingdale’s, je me retrouve tout d’un coup marié et à la tête d’une agence de pub sur la 57e Rue. Et ainsi de suite. Une pointe de vertige dans les ruines de Teotihuacán et voilà toutes les composantes de ma vie permutées.
— Tu ne te souviens pas de Celia ?
— Ce n’est pas simplement de l’amnésie, si c’est ça que tu as en tête. Je ne me souviens pas de Celia ni de quoi que ce soit d’autre ayant trait à ma vie ici. Mais je me souviens parfaitement d’un million d’autres choses qui ne semblent plus exister, de l’infrastructure de toute une réalité : numéros de téléphone, adresses, détails biographiques. Toi, par exemple. La Judith que je connais travaille à l’université Rockefeller. Elle est célibataire, habite au 382, 61e Rue Est, et son numéro de téléphone est… tu vois ce que je veux dire ? En fait, il se peut que tu sois le seul lien entre mon ancienne vie et celle-ci. D’une façon ou d’une autre j’en suis venu à te connaître sous deux identités. Imagine le degré de faiblesse d’une telle probabilité. »
Judith posa sur lui un regard chargé d’une noire inquiétude. « Nous allons immédiatement arrêter toute une batterie de tests neurologiques. Ça m’a l’air du court-circuit mental le plus carabiné dont j’aie jamais entendu parler, encore que je pense pouvoir débusquer des cas semblables dans les annales. Des gens qui se sont trouvés en butte à de soudaines et violentes réactions dissociatrices menant à un total effritement des structures de la personnalité.
— Une espèce de rupture schizoïde, si je te comprends bien ?
— Nous n’employons plus guère des termes comme schizophrénie ou paranoïa, Ted. Ils ont été altérés par toute une mythologie populaire, et ils sont de toute façon trop imprécis. Nous savons aujourd’hui que le cerveau est un instrument d’une énorme complexité, possédant des capacités qui dépassent notre compréhension rationnelle – je pense à de ces trucs bizarroïdes comme la faculté de multiplier de tête des nombres à dix chiffres –, et il est tout à fait possible que, moyennant le bon stimulus, il puisse fabriquer une identité de substitution parfaitement consistante qui…
— En termes de profane, je suis dingue.
— Si tu tiens à employer des termes de profane, disons que tu souffres d’hallucinations d’un genre extraordinairement précis.
Hilgard hocha la tête. « Une de ces hallucinations, il faut que tu le saches, veut que toi et moi soyons amants depuis quatre ans. »
Sourire de Judith. « Je n’en suis pas du tout surprise. Tu n’as cessé de flirter gentiment avec moi depuis le moment où nous nous sommes rencontrés.
— Nous est-il arrivé de coucher ensemble ?
— Bien sûr que non, Ted.
— M’est-il arrivé de te voir toute nue ?
— À moins que tu ne m’aies espionnée, non. »
Il se demanda jusqu’à quel point cette Judith différait de la sienne. Prenant le risque, il dit : « Alors comment je sais que tu as une petite cicatrice sur le sein gauche, suite à une intervention chirurgicale ? »
Haussement d’épaule. « Je me suis fait enlever une petite tumeur bénigne il y a de cela des années. Il se peut que Celia t’ait signalé la chose.
— Et je saurais quel sein ?
— Possible.
— Je peux te dire encore six ou sept choses sur ton corps que seul quelqu’un en ayant une connaissance intime pourrait savoir. Je peux te dire quelle est ta position préférée pour faire l’amour, et pourquoi. Je peux imiter le bruit que tu fais quand tu jouis.
— Ah oui ? Vraiment ?
— Écoute », dit-il, et il fit de son mieux pour reproduire cet étrange gémissement passionné qu’il avait entendu tant de fois. Le sourire badin, provocateur, de Judith disparut instantanément. Ses lèvres se pincèrent, ses yeux s’étrécirent et ses joues s’empourprèrent. Elle détourna la tête.
« Je n’ai jamais mis un magnétophone sous ton lit, poursuivit Hilgard. Je n’ai jamais discuté de tes particularités sexuelles avec Ron. Je ne reconnaîtrais même pas Ron si je tombais sur lui dans la rue. Et je ne lis pas dans ton esprit. Alors, comment je sais tout ça ? »
Silence de Judith. Elle déplaça quelques papiers plus ou moins au hasard sur son bureau. Ses mains tremblaient visiblement.
« Peut-être que c’est toi qui es en butte à des réactions dissociatrices, reprit-il. Tu as tout oublié de notre liaison.
— Tu sais bien que c’est absurde.
— Tu as raison. Parce que la Judith Rose avec qui je couchais est à l’université Rockefeller. Mais j’ai couché avec une Judith Rose qui te ressemble sur bien des points. Est-ce que tu en doutes à présent ? »
Pas de réponse. Elle fixait sur lui un regard stupéfait, et il semblait y avoir quelque chose d’autre dans ses yeux, un allant, une fièvre, qui l’amena à penser que, d’une certaine façon, par-delà la barrière de son monde perdu, il avait touché cette Judith-ci, l’avait réveillée, avait allumé en elle quelque simulacre de l’amour et de la passion qu’ils avaient connus dans une autre existence. Un rêve fou explosa soudain en lui – se libérer de Celia, libérer Judith de Ron, et reconstruire dans ce monde étranger les relations dont il avait été dépossédé. Mais cette idée s’évanouit aussi vite qu’elle lui était venue. C’était idiot ; c’était absurde ; c’était impossible.