– Le mal n’est jamais dans l’amour.
– Je ne sens rien que de bon dans mon cœur. Je ne voudrais pas faire souffrir Jacques. Je voudrais ne faire souffrir personne… Je voudrais ne donner que du bonheur.
– Jacques pensait à demander ta main.
– Me laisserez-vous lui parler avant son départ? Je voudrais lui faire comprendre qu’il doit renoncer à m’aimer. Pasteur, vous comprenez, n’est-ce pas, que je ne peux épouser personne? Vous me laisserez lui parler, n’est-ce pas?
– Dès ce soir.
– Non, demain, au moment même de son départ…
Le soleil se couchait dans une splendeur exaltée. L’air était tiède. Nous nous étions levés et tout en parlant nous avions repris le sombre chemin du retour.
DEUXIÈME CAHIER
25 avril.
J’ai dû laisser quelque temps ce cahier.
La neige avait enfin fondu, et sitôt que les routes furent redevenues praticables, il m’a fallu m’acquitter d’un grand nombre d’obligations que j’avais été forcé de remettre pendant le long temps que notre village était resté bloqué. Hier seulement, j’ai pu retrouver quelques instants de loisir.
La nuit dernière j’ai relu tout ce que j’avais écrit ici…
Aujourd’hui que j’ose appeler par son nom le sentiment si longtemps inavoué de mon cœur, je m’explique à peine comment j’ai pu jusqu’à présent m’y méprendre; comment certaines paroles d’Amélie, que j’ai rapportées, ont pu me paraître mystérieuses; comment, après les naïves déclarations de Gertrude, j’ai pu douter encore si je l’aimais. C’est que, tout à la fois, je ne consentais point alors à reconnaître d’amour permis en dehors du mariage, et que, dans le sentiment qui me penchait si passionnément vers Gertrude, je ne consentais pas à reconnaître quoi que ce soit de défendu.
La naïveté de ses aveux, leur franchise même me rassurait. Je me disais: c’est une enfant. Un véritable amour n’irait pas sans confusion ni rougeurs. Et de mon côté je me persuadais que je l’aimais comme on aime un enfant infirme. Je la soignais comme on soigne un malade, – et d’un entraînement j’avais fait une obligation morale, un devoir. Oui, vraiment, ce soir même où elle me parlait comme j’ai rapporté, je me sentais l’âme si légère et si joyeuse que je me méprenais encore, et encore en transcrivant ces propos. Et parce que j’eusse cru répréhensible l’amour, et que j’estimais que tout ce qui est répréhensible courbe l’âme, ne me sentant point l’âme chargée je ne croyais pas à l’amour.
J’ai rapporté ces conversations non seulement telles qu’elles ont eu lieu, mais encore les ai-je transcrites dans une disposition d’esprit toute pareille; à vrai dire ce n’est qu’en les relisant cette nuit-ci que j’ai compris…
Sitôt après le départ de Jacques – auquel j’avais laissé Gertrude parler, et qui ne revint que pour les derniers jours de vacances, affectant ou de fuir Gertrude ou de ne lui parler plus que devant moi – notre vie avait repris son cours très calme. Gertrude, ainsi qu’il était convenu, avait été loger chez Mlle Louise, où j’allais la voir chaque jour. Mais, par peur de l’amour encore, j’affectais de ne plus parler avec elle de rien qui nous pût émouvoir. Je ne lui parlais plus qu’en pasteur, et le plus souvent en présence de Louise, m’occupant surtout de son instruction religieuse et la préparant à la communion qu’elle vient de faire à Pâques.
Le jour de Pâques j’ai, moi aussi, communié.
Il y a de cela quinze jours. À ma surprise, Jacques, qui venait passer une semaine de vacances près de nous, ne m’a pas accompagné auprès de la Table Sainte. Et j’ai le grand regret de devoir dire qu’Amélie, pour la première fois depuis notre mariage, s’est également abstenue. Il semblait qu’ils se fussent tous deux donné le mot et eussent résolu, par leur défection à ce rendez-vous solennel, de jeter l’ombre sur ma joie. Ici encore, je me félicitai que Gertrude ne pût y voir, de sorte que je fusse seul à supporter le poids de cette ombre. Je connais trop bien Amélie pour n’avoir pas su voir tout ce qu’il entrait de reproche indirect dans sa conduite. Il ne lui arrive jamais de me désapprouver ouvertement, mais elle tient à me marquer son désaveu par une sorte d’isolement.
Je m’affectai profondément de ce qu’un grief de cet ordre – je veux dire: tel que je répugne à le considérer – pût incliner l’âme d’Amélie au point de la détourner de ses intérêts supérieurs. Et de retour à la maison je priai pour elle dans toute la sincérité de mon cœur.
Quant à l’abstention de Jacques, elle était due à de tout autres motifs et qu’une conversation, que j’eus avec lui peu de temps après, vint éclairer.
3 mai.
L’instruction religieuse de Gertrude m’a amené à relire l’Évangile avec un œil neuf. Il m’apparaît de plus en plus que nombre des notions dont se compose notre foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ mais des commentaires de saint Paul.
Ce fut proprement le sujet de la discussion que je viens d’avoir avec Jacques. De tempérament un peu sec, son cœur ne fournit pas à sa pensée un aliment suffisant; il devient traditionaliste et dogmatique. Il me reproche de choisir dans la doctrine chrétienne «ce qui me plaît». Mais je ne choisis pas telle ou telle parole du Christ. Simplement entre le Christ et saint Paul, je choisis le Christ. Par crainte d’avoir à les opposer, lui se refuse à dissocier l’un de l’autre, se refuse à sentir de l’un à l’autre une différence d’inspiration, et proteste si je lui dis qu’ici j’écoute un homme tandis que là j’entends Dieu. Plus il raisonne, plus il me persuade de ceci: qu’il n’est point sensible à l’accent uniquement divin de la moindre parole du Christ.
Je cherche à travers l’Évangile, je cherche en vain commandement, menace, défense… Tout cela n’est que de saint Paul. Et c’est précisément de ne le trouver point dans les paroles du Christ, qui gêne Jacques. Les âmes semblables à la sienne se croient perdues, dès qu’elles ne sentent plus auprès d’elles tuteurs, rampes et garde-fous. De plus elles tolèrent mal chez autrui une liberté qu’elles résignent, et souhaitent d’obtenir par contrainte tout ce qu’on est prêt à leur accorder par amour.
– Mais, mon père, me dit-il, moi aussi je souhaite le bonheur des âmes.
– Non, mon ami; tu souhaites leur soumission.
– C’est dans la soumission qu’est le bonheur.
Je lui laisse le dernier mot parce qu’il me déplaît d’ergoter; mais je sais bien que l’on compromet le bonheur en cherchant à l’obtenir par ce qui doit au contraire n’être que l’effet du bonheur – et que s’il est vrai de penser que l’âme aimante se réjouit de sa soumission volontaire, rien n’écarte plus du bonheur qu’une soumission sans amour.
Au demeurant, Jacques raisonne bien, et si je ne souffrais de rencontrer, dans un si jeune esprit, déjà tant de raideur doctrinale, j’admirerais sans doute la qualité de ses arguments et la constance de sa logique. Il me paraît souvent que je suis plus jeune que lui; plus jeune aujourd’hui que je n’étais hier, et je me redis cette parole: «Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous ne sauriez entrer dans le Royaume.»
Est-ce trahir le Christ, est-ce diminuer, profaner l’Évangile que d’y voir surtout une méthode pour arriver à la vie bienheureuse? L’état de joie, qu’empêchent notre doute et la dureté de nos cœurs, pour le chrétien est un état obligatoire. Chaque être est plus ou moins capable de joie. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire de Gertrude m’en apprend plus là-dessus que mes leçons ne lui enseignent.