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Craignant que Gertrude ne s’étiolât à demeurer auprès du feu sans cesse, comme une vieille, j’avais commencé de la faire sortir. Mais elle ne consentait à se promener qu’à mon bras. Sa surprise et sa crainte d’abord, dès qu’elle avait quitté la maison, me laissèrent comprendre, avant qu’elle n’eût su me le dire, qu’elle ne s’était encore jamais hasardée au dehors. Dans la chaumière où je l’avais trouvée, personne ne s’était occupé d’elle autrement que pour lui donner à manger et l’aider à ne point mourir, car je n’ose point dire: à vivre. Son univers obscur était borné par les murs mêmes de cette unique pièce qu’elle n’avait jamais quittée; à peine se hasardait-elle, les jours d’été, au bord du seuil, quand la porte restait ouverte sur le grand univers lumineux. Elle me raconta plus tard, qu’entendant le chant des oiseaux, elle l’imaginait alors un pur effet de la lumière, ainsi que cette chaleur même qu’elle sentait caresser ses joues et ses mains, et que, sans du reste y réfléchir précisément, il lui paraissait tout naturel que l’air chaud se mit à chanter, de même que l’eau se met à bouillir près du feu. Le vrai c’est qu’elle ne s’en était point inquiétée, qu’elle ne faisait attention à rien et vivait dans un engourdissement profond, jusqu’au jour où je commençai de m’occuper d’elle. Je me souviens de son inépuisable ravissement lorsque je lui appris que ces petites voix émanaient de créatures vivantes, dont il semble que l’unique fonction soit de sentir et d’exprimer l’éparse joie de la nature. (C’est de ce jour qu’elle prit l’habitude de dire: Je suis joyeuse comme un oiseau.) Et pourtant l’idée que ces chants racontaient la splendeur d’un spectacle qu’elle ne pouvait point contempler avait commencé par la rendre mélancolique.

– Est-ce que vraiment, disait-elle, la terre est aussi belle que le racontent les oiseaux? Pourquoi ne le dit-on pas davantage? Pourquoi, vous, ne me le dites-vous pas? Est-ce par crainte de me peiner en songeant que je ne puis la voir? Vous auriez tort. J’écoute si bien les oiseaux; je crois que je comprends tout ce qu’ils disent.

– Ceux qui peuvent y voir ne les entendent pas si bien que toi, ma Gertrude, lui dis-je en espérant la consoler.

– Pourquoi les autres animaux ne chantent-ils pas? reprit-elle. Parfois ses questions me surprenaient et je demeurais un instant perplexe, car elle me forçait de réfléchir à ce que jusqu’alors j’avais accepté sans m’en étonner. C’est ainsi que je considérai, pour la première fois, que, plus l’animal est attaché de près à la terre et plus il est pesant, plus il est triste. C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre; et je lui parlai de l’écureuil et de ses jeux.

Elle me demanda alors si les oiseaux étaient les seuls animaux qui volaient.

– Il y a aussi les papillons, lui dis-je.

– Est-ce qu’ils chantent?

– Ils ont une autre façon de raconter leur joie, repris-je. Elle est inscrite en couleurs sur leurs ailes… Et je lui décrivis la bigarrure des papillons.

28 fév.

Je reviens en arrière; car hier je m’étais laissé entraîner.

Pour l’enseigner à Gertrude j’avais dû apprendre moi-même l’alphabet des aveugles; mais bientôt elle devint beaucoup plus habile que moi à lire cette écriture où j’avais assez de peine à me reconnaître, et qu’au surplus je suivais plus volontiers avec les yeux qu’avec les mains. Du reste, je ne fus point le seul à l’instruire. Et d’abord je fus heureux d’être secondé dans ce soin, car j’ai fort à faire sur la commune, dont les maisons sont dispersées à l’excès de sorte que mes visites de pauvres et de malades m’obligent à des courses parfois assez lointaines. Jacques avait trouvé le moyen de se casser le bras en patinant pendant les vacances de Noël qu’il était venu passer près de nous – car entre-temps il était retourné à Lausanne où il avait fait déjà ses premières études, et entré à la faculté de théologie. La fracture ne présentait aucune gravité et Martins que j’avais aussitôt appelé put aisément la réduire sans l’aide d’un chirurgien; mais les précautions qu’il fallut prendre obligèrent Jacques à garder la maison quelque temps. Il commença brusquement de s’intéresser à Gertrude, que jusqu’alors il n’avait point considérée, et s’occupa de m’aider à lui apprendre à lire. Sa collaboration ne dura que le temps de sa convalescence, trois semaines environ, mais durant lesquelles Gertrude fit de sensibles progrès. Un zèle extraordinaire la stimulait à présent. Cette intelligence hier encore engourdie, il semblait que, dès les premiers pas et presque avant de savoir marcher, elle se mettait à courir. J’admire le peu de difficulté qu’elle trouvait à formuler ses pensées, et combien promptement elle parvint à s’exprimer d’une manière, non point enfantine, mais correcte déjà, s’aidant pour imager l’idée, et de la manière la plus inattendue pour nous et la plus plaisante, des objets qu’on venait de lui apprendre à connaître, ou de ce dont nous lui parlions et que nous lui décrivions, lorsque nous ne le pouvions mettre directement à sa portée; car nous nous servions toujours de ce qu’elle pouvait toucher ou sentir pour expliquer ce qu’elle ne pouvait atteindre, procédant à la manière des télémétreurs.

Mais je crois inutile de noter ici tous les échelons premiers de cette instruction qui, sans doute, se retrouvent dans l’instruction de tous les aveugles. C’est ainsi que, pour chacun d’eux, je pense, la question des couleurs a plongé chaque maître dans un même embarras. (Et à ce sujet je fus appelé à remarquer qu’il n’est nulle part question de couleurs dans l’Évangile.) Je ne sais comment s’y sont pris les autres; pour ma part je commençai par lui nommer les couleurs du prisme dans l’ordre où l’arc-en-ciel nous les présente; mais aussitôt s’établit une confusion dans son esprit entre couleur et clarté; et je me rendais compte que son imagination ne parvenait à faire aucune distinction entre la qualité de la nuance et ce que les peintres appellent, je crois, «la valeur». Elle avait le plus grand mal à comprendre que chaque couleur à son tour pût être plus ou moins foncée, et qu’elles pussent à l’infini se mélanger entre elles. Rien ne l’intriguait davantage et elle revenait sans cesse là-dessus.

Cependant il me fut donné de l’emmener à Neuchâtel où je pus lui faire entendre un concert. Le rôle de chaque instrument dans la symphonie me permit de revenir sur cette question des couleurs. Je fis remarquer à Gertrude les sonorités différentes des cuivres, des instruments à cordes et des bois, et que chacun d’eux à sa manière est susceptible d’offrir, avec plus ou moins d’intensité, toute l’échelle des sons, des plus graves aux plus aigus. Je l’invitai à se représenter de même, dans la nature, les colorations rouges et orangées analogues aux sonorités des cors et des trombones, les jaunes et les verts à celles des violons, des violoncelles et des basses; les violets et les bleus rappelés ici par les flûtes, les clarinettes et les hautbois. Une sorte de ravissement intérieur vint dès lors remplacer ses doutes: