On l’avait éconduit. Il avait écrit un mot qu’il avait lui-même déposé à l’ambassade. Anonyme. Disant seulement que quelqu’un désirait un contact urgent avec Mike de l’ambassade d’Union Soviétique de Washington. Il n’avait pas osé appeler celle-ci au téléphone, craignant de se faire repérer.
Le lendemain, il avait rappelé l’ambassade sandiniste pour obtenir la réponse à son message, et on l’avait de nouveau éconduit. Ce qui l’avait plongé dans un profond désespoir. Lorsqu’il s’était enfui de Washington, il était persuadé qu’à Saint-Domingue, il entrerait facilement en contact avec ses « employeurs ».
Maintenant, il réalisait que son seul lien avec les Soviétiques était un homme de haute taille, brun, jovial, probablement originaire du sud de la Russie, qu’il ne connaissait que sous le nom de Mike. Il n’avait même pas un numéro de téléphone. C’était toujours Mike qui l’approchait, à jours fixes, dans un restaurant de Connecticut Avenue où il déjeunait souvent.
Maintenant, il se sentait perdu, à cheval entre deux mondes… Et cette conne de Kareen qui ne se doutait de rien ! Il lui avait raconté qu’il prenait quelques semaines de vacances avant de commencer son nouveau job en Europe… Mais, la nuit, il restait des heures, les yeux ouverts, à se demander ce qu’il allait faire. Il avait envoyé un SOS par lettre à l’ambassade d’Union Soviétique à Washington, à l’attention de Mike. Étant donné la rapidité du courrier à Saint-Domingue, il serait encore là au printemps. Par moment, il avait envie de se rendre à l’ambassade américaine et de tout raconter…
De ce côté-là, aussi, c’était l’angoisse. Les deux premiers jours, il s’attendait à chaque seconde à voir débarquer des policiers. Dès quatre heures, il se ruait au Sheraton pour avoir le Miami Herald à son arrivée. Pas un mot sur lui. À tout hasard, il avait rasé sa grosse moustache, afin de modifier un peu son apparence.
Mais rien ne s’était produit. Comme si la CIA l’avait oublié… Or, c’était impossible : quitter son job, sans prévenir, dans le monde du Renseignement, suffisait pour déclencher une chasse à l’homme. Ils devaient connaître maintenant par Mary l’existence de Kareen. Pensaient-ils que sa fuite ne couvrait qu’une fugue amoureuse ? Mais il y avait le coup de téléphone déclenchant l’exflltration d’urgence. Une procédure standard chez les taupes.
Et si c’était une intox des Soviétiques désirant le griller, pour une raison qu’il ignorait ?
Tout cela tournait dans sa tête, jusqu’à la folie. Mary et les enfants aussi. Chaque fois qu’il passait devant un téléphone, il devait accomplir un effort gigantesque pour ne pas l’appeller, certain qu’elle lui pardonnerait. Il avait envie d’entendre la voix de ses gosses, d’expliquer son absence. Ces cinq jours lui semblaient une éternité. Au fond de lui-même, il sentait bien qu’il se fatiguerait vite de Kareen.
Seulement, sa ligne était forcément écoutée maintenant. On le localiserait. Or, plus il y pensait, plus il se persuadait que le calme actuel venait simplement du fait que la CIA avait perdu sa trace.
Kareen s’arrêta brutalement.
— Shit, il fait trop chaud, on va prendre un taxi.
Paul ne discuta pas, toujours noyé dans ses pensées, regardant machinalement autour de lui. Une ou deux fois, il lui avait semblé être suivi, mais c’était probablement une fausse impression provoquée par son angoisse. Immobile au milieu du trottoir, il décida que s’il ne recevait pas de réponse de l’ambassade d’URSS à Washington d’ici la fin de la semaine, il partirait pour Haïti ou le Mexique. Là, il y avait une représentation diplomatique d’Union Soviétique.
Toutes les histoires qui couraient sur les agents doubles lui revenaient en mémoire. Quand les Soviétiques n’en avaient plus besoin, ils les jetaient comme de vieux kleenex… À cette idée, Paul Kramer se sentait bouillonner de haine, et repensait à la voix qui l’avait prévenu. Heureusement qu’il l’avait enregistrée… C’était sa seule fortune ce petit bout de bande magnétique qu’il avait dissimulé au milieu de ses cassettes de musique. Parfois, il l’écoutait. Kareen l’avait même surpris une fois et il avait dû lui raconter un conte de fées…
Les vieilles américaines continuaient à défiler dans un fracas d’enfer sur le Malecon. Pas un taxi. Kareen avait beau gesticuler, c’était l’heure sacrée de la sieste.
Une jeune femme très brune surgit soudain à côté de Paul, avec un sourire engageant, et dit en mauvais anglais :
— Señor, venez voir mes peintures. Très bon marché. Muy bonitas.
Il se retourna, aperçut une centaine de tableaux naïfs haïtiens, étalés le long des murs d’un immeuble en construction, sous la garde de trois négrillons.
— Merci, fit Paul, je n’ai pas besoin de tableaux.
La fille brune le prit gentiment par le bras, insistant d’une voix pressante :
— Señor, pour faire un cadeau à votre femme.
L’Américain la détailla. Ses yeux pétillaient dans un visage sensuel, avec une grosse bouche rouge. Ses cheveux étaient ramenés en palmier sur le côté de sa tête d’une façon bizarre.
Sa robe de coton cloqué moulait un corps tout en courbes, plus épanoui que celui de Kareen, avec une lourde croupe et une taille marquée. Celle-ci, agacée, lui lâcha le bras.
— Je m’en fous des tableaux. Je veux rentrer à l’hôtel.
Elle se détacha de Paul et gagna le bord du trottoir pour mieux attirer l’attention.
Aussitôt, la fille brune dit à voix basse :
— C’est Mike qui m’a dit que vous achèteriez des tableaux.
Paul Kramer eut l’impression de recevoir le ciel sur la tête. Réprimant une furieuse envie de hurler de joie. Un taxi venait enfin de stopper au bord du trottoir. Kareen se retourna en hurlant :
— Tu viens ! Je crève de chaleur.
La fille brune barra le chemin à Paul. D’une voix pressante, elle lui lança :
— Je m’appelle Mercedes. Il faut me suivre. Vous êtes en danger.
La joie de Paul s’évanouit, balayée par une angoisse horrible. Le cauchemar recommençait.
Chapitre V
Une vieille femme en noir, debout au milieu de la calle Arzopisto Nouel, comptait méticuleusement des billets d’un peso au chauffeur du taxi collectif qu’elle venait de quitter, provoquant un embouteillage monstre sur la place Independencia. Des bus en ruines, des américaines sans âge, et des épaves bricolées klaxonnaient à tout va, englués tout autour du parc occupant le centre de la place où une maigre végétation essayait de survivre à la fumée des gaz d’échappement.
Chris Jones, assis à côté du chef de station de la CIA à Saint-Domingue, Henry Fairmont, émit un soupir découragé.
— On ferait mieux de continuer à pied…
Fairmont approuva, talonné par un énorme bus qui tentait de se faufiler dans un espace qui n’aurait pas suffi à une moto.
— Pourquoi pas ? D’autant que la calle El Conde est piétonnière.
De la place Independencia partaient toutes les rues étroites de la zona colonial, la partie ancienne de Saint-Domingue. Un fouillis de ruelles bordées de baraques croulantes en bois peint, recouvertes de tôle ondulée, avec çà et là le joyau d’un bâtiment rénové de la grande époque où Saint-Domingue, première découverte de Christophe Colomb, s’appelait encore Hispaniola.
Milton Brabeck, assis à côté de Malko à l’arrière, regarda d’un oeil méfiant la foule pouilleuse.
— Va falloir se faire désinfecter après ça !
Aux yeux des deux gorilles, les microbes tropicaux étaient infiniment plus redoutables qu’un « 357 Magnum ». Ils demeuraient persuadés qu’à boire l’eau d’un robinet du tiers-monde, on tombait raide mort.