Ils mirent tous les trois pied à terre. Henry Fairmont leur cria :
— Bonne chance. Rendez-vous à l’ambassade.
Malko et les deux gorilles avaient fait leur liaison au Sheraton, quelques heures plus tôt.
À peine avaient-ils contourné la place qu’une nuée de cireurs se rua sur eux. Avec leurs cent quatre-vingt quinze centimètres, leurs cheveux courts et leurs costumes incongrus dans cette chaleur humide, les deux Américains ne passaient pas inaperçus. Seulement leur artillerie ne pouvait vraiment pas se glisser sous une chemise… Trois cireurs accrochés à chacun de ses pieds, Chris Jones dut s’arrêter. Dans leur entrain, les gosses commençaient déjà à cirer ses chaussettes… Milton se secouait furieusement, comme un éléphant entravé. Pour sauver la situation, Malko jeta quelques billets sur le trottoir et ils purent repartir.
— Je me gratte déjà, fit Chris Jones, ils doivent être pleins de bêtes…
La calle El Conde commençait de l’autre côté de la place. Ils plongèrent au milieu de la foule. C’était la kermesse ; chaque boutique vomissait des flots de musique, interrompus par de tonitruantes réclames, les trottoirs disparaissaient sous les étals volants, il y avait des guirlandes partout : à Saint-Domingue, on commençait à fêter Noël avec trois semaines d’avance. Malko scrutait les numéros. L’hôtel Comercio était à l’autre bout, vers la rivière. Ils avaient décidé d’attaquer Paul Kramer de front. Se sentant coincé, l’Américain craquerait peut-être et se laisserait escorter jusqu’à l’aéroport. Malko avait mis une option sur un jet privé afin de le ramener directement sur Washington.
La chaussée était littéralement noire de monde. Une gamine au regard effronté s’accrocha à Chris, lui murmurant des propositions peu honnêtes en espagnol. Milton se rapprocha en ricanant, tendant le bras vers un calicot tendu en travers de la rue : « Protejase del Sida. Feliz navidad »[15].
— T’as envie d’entrer dans le club…
Chris Jones fit un saut de côté, horrifié. S’il avait eu un lance-flammes, on aurait pu craindre le pire. Il regarda autour de lui, comme si tous ceux qui le frôlaient étaient atteints de l’horrible maladie.
— Nous sommes arrivés, dit Malko.
La façade jadis blanche du Comercio était jaunie par l’humidité et il fallait enjamber des grappes de marchands installés sur le trottoir pour atteindre l’entrée. Malko pénétra le premier dans le hall minuscule. La réception était en face, occupée par un moustachu qui lui adressa un éblouissant sourire commercial.
— Caballeros ! Buena ! Quiere un apartamento. Muy lujoso.
À la façon dominicaine, il ne prononçait pas les « s ».
— Je cherche un ami qui habite chez vous, dit Malko. Paul Kramer.
Le visage du réceptionniste se ferma. Il secoua lentement la tête.
— Señor, ce doit être une erreur. Il n’y a pas de caballero de ce nom ici.
— Je suis certain qu’il est descendu ici, insista Malko.
— Non, non, señor. Excusez-moi, je dois passer un télex.
Il tourna les talons, entra dans un petit bureau derrière la réception. Sans voir que Chris Jones le suivait. Quand il se retourna, c’était trop tard. Il était coincé entre le mur et la masse musculeuse du gorille dont les yeux gris et froids plongeaient dans les siens. D’un geste sec, ce dernier le frappa en plein front du plat de la main, le faisant rebondir contre le mur. Cela fit un bruit sourd et le réceptionniste poussa un grognement, la bouche ouverte, groggy.
— Donde esta el señor Kramer ? demanda poliment le gorille.
À force de fréquenter des Portoricains, il s’était mis à l’espagnol. Sa victime poussa un couinement plaintif.
— Mais je ne sais pas, señor, je vous jure.
Milton s’approcha, souriant, un briquet Zippo au poing. Un coup de mollette et une flamme de cinq centimètres en jaillit.
— Il a des petits poils qui le gênent, là dans la narine gauche, fît-il. Tiens-le bien, je voudrais pas faire de dégâts en nettoyant…
Il avança la main jusqu’à ce que le réceptionniste sente la chaleur de la flamme. Son couinement se mua en supplication.
— Non, non, ne faites pas ça. Je vais vous dire… Il était là, le señor Kramer, mais il est parti hier. Il m’a dit que des gens le cherchaient, qu’il ne fallait pas révéler qu’il avait séjourné ici. Je ne sais rien de plus. Je vous le jure.
— C’est tout ? demanda Chris doucereux. Qui le cherchait ?
L’autre baissa les yeux.
— Je ne sais pas, señor. Il a parlé de narcotrafîcantes, mais peut-être il a menti.
Ses gros yeux noirs allaient de Chris à Milton, pleins de terreur.
Saint-Domingue était une plaque tournante du trafic de cocaïne et Paul Kramer s’était fait passer pour un dealer malhonnête. Malko s’approcha et fit signe à Milton d’éteindre son Zippo.
— Vous savez où il est allé ?
Le réceptionniste secoua vigoureusement la tête.
— Non, non, il est parti avec la señora. Ils portaient leurs bagages eux-mêmes. Il m’a dit qu’un taxi les attendait pour les conduire à l’aéroport, mais je ne l’ai pas vu. Les voitures ne viennent pas ici.
Il n’y avait rien de plus à apprendre. Laissant le réceptionniste retrouver sa sérénité, les trois hommes replongèrent dans le vacarme de la calle El Conde.
Paul Kramer leur avait filé entre les doigts. Étrange coïncidence : la veille de leur arrivée. Malko repensa aux doutes de Franck Woodmill. Y avait-il une « supertaupe » qui l’avait averti ?
— Il faut vérifier les vols qui partaient hier, fit Malko. Ensuite, nous ferons le point.
L’ambassade américaine ressemblait à une vieille demeure coloniale anglaise, un bâtiment d’un seul étage au milieu d’une superbe pelouse, entouré d’un parc, en plein centre de Saint-Domingue. Henry Fairmont, le chef de station, fit entrer Malko dans un bureau aux boiseries sombres où il régnait un froid glacial.
— Je me suis renseigné, annonça-t-il. Hier, quatre vols seulement sont partis. Deux pour New York et Miami, un pour San Juan, et un Air France pour Pointe-à-Pitre et Paris. J’ai pu obtenir les listes de passagers. Paul Kramer ne s’y trouvait pas. D’ailleurs, la police dominicaine me jure qu’ils ne l’auraient pas laissé sortir.
Flegmatique, longiligne et terne, Henry Fairmont semblait modérément perturbé par la disparition de Paul Kramer.
— Où peut-il être ? demanda Malko. Êtes-vous certain qu’il n’a pu quitter le pays par un autre moyen ?
— Non, avoua le chef de station. Ici, on n’est certain de rien. Les Dominicains sont des gens charmants, légers, pas xénophobes, mais totalement corrompus, surtout la police et l'armée. Officiellement, j'ai l'assurance que les autorités me signaleront toute tentative de départ de Kramer. Mais s'il peut acheter un policier ou un militaire, il filera tranquillement. Saint-Domingue sert de plaque tournante aux avions des narcotraficantes qui arrivent de Colombie. Des tas de militaires sont dans le coup et surveillent des terrains clandestins ou des atterrissages sur les terrains officiels. Il peut repartir avec un de ces avions…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Pouvez-vous demander à vos homologues dominicains de le localiser, s’il est toujours à Saint-Domingue ?
— Certes, je le peux, dit Henry Fairmont, mais il prétendront qu'ils n'en savent rien. Il y a beaucoup de touristes, surtout sur la côte nord, du côté de Puerto Plata, qui est un endroit de rêve. Même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas le retrouver facilement. Et il n’y a aucune charge contre lui. Il faudrait que nous recherchions officiellement Paul Kramer… En attendant, voyez Jim Harley, il a beaucoup plus de contacts que moi, chez des gens, disons plus souples.