Il descendit, traversa le hall désert, inspecta la salle de jeux, en face. La fête continuait sur le Malecon. Où étaient passés les deux gorilles ? Furieux, il revint dans le hall, essaya le Raffles. Une voix espagnole lui dit que le señor Jim était sorti. Il appela le numéro personnel de Henry Fairmont. Pas de réponse. Et le temps s’écoulait. Sautant dans sa Colt, il s’engagea dans l’avenida Independencia.
Espérant que Flor Mochis n’était pas ressortie.
L’escalier branlant sentait le poisson et la crasse. Malko craqua une allumette et inspecta les boîtes aux lettres. Sur l’une d’elles, une inscription à l’encre rouge indiquait : F. Mochis. Primero. Au milieu de craquements du bois pourri, il monta jusqu’au palier, frappa à la porte où une carte de visite était épinglée. Il frappait encore quand une porte s’ouvrit brutalement, dans son dos. Il n’eut même pas le temps de se retourner. Le canon d’une arme s’enfonçait violemment dans sa nuque, le projetant contre le mur.
— Ne bouge pas, lagarto !
Flor Mochis était toujours aussi douce.
— C’est moi, Malko.
L’arme se décolla de sa nuque, il fît demi-tour, ébloui par le faisceau d’une torche électrique, aperçut Flor vêtue d’un long T-shirt, les cheveux défaits, pieds nus dans des escarpins, son « 357 Magnun » nickelé au poing.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
Malko le lui expliqua, sans même qu’elle le fasse entrer. Sa réaction fut rapide et brutale.
— C’est un piège, mais il faut aller voir. Attends-moi.
Elle referma la porte, le laissant sur le palier. Elle réapparut quelques minutes plus tard, vêtue d’un polo et de jeans enfoncés dans des bottes bleues cloutées à hauts talons. Son arme était glissée dans sa ceinture au milieu du dos.
— Vamos, dit-elle simplement.
Il leur fallut quand même près de vingt minutes pour remonter le bord de mer, traversant tout Saint-Domingue. À partir du kilomètre 5, il n’y avait plus que des maisons clairsemées et quelques hôtels. À leur gauche, la mer des Caraïbes bruissait doucement. Un kilomètre avant le lieu du rendez-vous, Flor se laissa glisser sur le plancher de la voiture, complètement invisible de l’extérieur.
Peu après, les phares éclairèrent à droite un long mur : l’ancienne Ganaderia. Un panneau délavé en annonçait la rénovation imminente. Le coin était sinistre, aucune circulation. À sa gauche, Malko aperçut une masse sombre sur le trottoir, longeant la mer.
— C’est là, annonça Flor.
Malko fît demi-tour un peu plus loin, revenant sur la voie extérieure et stoppa. Les phares révélèrent une stèle bizarre : une portière de voiture sur un socle de béton où une plaque était scellée. C’est à cet endroit que Raphaël Trujillo, El Benefactor, avait été assassiné le 10 mai 1961… Pas rancuniers, ses assassins lui avaient élevé un monument.
Malko donna trois coups de phare et descendit. Dans son dos, il entendit Flor chuchoter.
— Vaya con Dios !
Il atteignit le monument. Autour des trous dans la portière, on avait barbouillé de la peinture rouge imitant les taches de sang. Très kitch… Il regarda autour de lui : pas un chat. Deux ou trois minutes s’écoulèrent.
Il allait repartir quand un bruit léger le fît se retourner. Son estomac se noua. Trois silhouettes venaient d’émerger de la plage en contrebas. Des hommes qui se déployèrent aussitôt entre sa voiture et lui. La lumière des lampadaires révéla des têtes jeunes, brutales, sans expression. Ils avançaient, silencieux comme la mort.
L’un d’eux leva la main et la lame d’un rasoir brilla. Malko n’eut pas le temps de réagir. Reculant, il se heurta à quelque chose de dur. Deux bras le serrèrent à l’étouffer. Par-dessus son épaule, il aperçut un nouveau venu, énorme, surgi de derrière le monument, qui le neutralisait totalement, lui décollant les pieds du sol… Les trois autres accouraient. Le gros cria :
— Donnez-lui le traitement !
Le premier des tueurs venait sur lui, le rasoir haut. Malko esquiva au prix d’un effort surhumain et la lame ne fit que lui entamer légèrement l’avant-bras. Celui qui le tenait le serra à lui rompre les os, et répéta :
— Rapido ! Rapido ! Donne-lui le traitement !
Le second arrivait, tenant un poignard de survie à l’horizontale. Une lame de vingt centimètres dont un côté était une scie, effilée comme un rasoir. Malko se souleva, envoyant ses jambes à l’horizontale dans un mouvement désespéré. L’autre, gêné, s’arrêta, cherchant la faille. Le tueur au rasoir tournait autour de lui, prêt à frapper.
— Lagartos !
Le glapissement avait percé la nuit comme un cri de guerre. Les tueurs se figèrent. Une détonation claqua, assourdissante et le troisième tueur, demeuré en retrait, boula sur le trottoir. Du coup, celui qui tenait Malko lâcha prise, et les trois survivants du commando se dispersèrent en courant. Celui au poignard fonça vers la plage. Le « 357 Magnum » tonna de nouveau et il roula à terre avec un hurlement et y demeura immobile. Flor cria de toute la force de ses poumons :
— Halto ! Policia !
L’agresseur de Malko et le tueur au rasoir se séparèrent, détalant dans l’obscurité. Poursuivis par les projectiles. Trois détonations. Posément, les jambes écartées, Flor Mochis tirait en simple action avec son « 357 Magnum » pour avoir plus de précision.
Le gros homme courait maladroitement le long de la Ganaderia après avoir traversé la chaussée. Flor Mochis visa soigneusement. La détonation déclencha des couinements abominables de chiot écrasé. Malko et Flor se précipitèrent. Le gros homme tournait sur lui-même comme une toupie avec des cris déchirants. D’après ses mouvements désordonnés, il devait être touché à la colonne vertébrale…
Une voiture ralentit en apercevant le corps étendu sur le trottoir et repartit sans demander son reste. Flor Mochis s’accroupit près du blessé qui continuait à couiner. Impitoyablement, elle lui cogna violemment les canines avec le canon de son arme. Sous le choc, il hurla de douleur, desserrant les mâchoires, et Flor en profita pour lui enfoncer le canon du « 357 Magnum » jusqu’à la glotte.
— Qui t’a envoyé ? gronda-t-elle de sa voix rauque.
Il émit un son indistinct et elle retira un peu l’arme pour qu’il puisse répéter.
— El Coronel murmura-t-il.
— C’est Gomez, fît-elle, en se retournant vers Malko. J’en étais sûre.
Le gros homme respirait avec un bruit de soufflet. Il eut un hoquet violent, vomit du sang et ne bougea plus.
— Comment ont-ils su ? demanda Malko.
— La fille qui vendait des tableaux, fit Flor Mochis. C’est la première fois que je la voyais. Ils sont bien organisés. Et ils te connaissent aussi.
Ils regagnèrent la Colt. Pendant que Flor rechargeait son arme, Malko fit le point mentalement. Il n’avait plus en face de lui un défecteur paumé mais un traître protégé par un réseau féroce et puissant. Est-ce que Paul Kramer n’était pas la « super-taupe » ?
— Allons au motel, dit-il.
Paul Kramer y était peut-être encore. Certain que Malko venait d’être éliminé.