Malko dévalait à tombeau ouvert l’avenida Mella, le cerveau en ébullition. Le fait que Paul Kramer l’ait sciemment entraîné dans un mortel guet-apens signifiait que l’agent de la CIA avait changé totalement de camp. À moins qu’il n’ait agi sous la contrainte… Ils franchirent le pont Mella sur le rio Ozama, rejoignant l’avenida de Las Americas. La circulation était nulle.
L’enseigne du motel était éteinte. Ils remontèrent les deux allées. Cette fois, toutes les portes des garages étaient ouvertes… Malko stoppa devant le bungalow du gérant éteint lui aussi.
Flor Mochis sauta à terre. Sans autre forme de procès, elle prit son arme par le canon et fracassa la vitre de la porte. Passant ensuite sa main par l’ouverture pour ôter le loquet. La lumière s’alluma et le gardien qui dormait en caleçon enroulé dans une couverture sur un lit de camp se dressa devant eux, abruti et terrifié.
Il le fut encore plus quand Flor lui appuya le « 357 Magnum » sur la gorge.
— Lagarto, annonça-t-elle. J’appartiens à la DNI et j’ai besoin de ton aide.
— Como no ! balbutia l’autre. Que…
— Le gringo que tu as hébergé, il est parti où et quand ?
Le gardien recula, secouant la tête.
— Le gringo ! Quel gringo ? Je ne connais pas les clients ici, on ne voit personne… Le motel est vide.
— Lagarto ! répéta Flor en appuyant sur la détente du « 357 Magnum ».
Si le motel avait encore eu des clients, ils auraient cessé leurs ébats… Le gardien regarda stupidement le trou qui venait d’apparaître dans le carrelage entre ses pieds. Le canon du « 357 Magnum » remonta lentement pour se Fixer sur son entrejambe. D’un pouce à l’ongle long et rouge, Flor Mochis ramena le chien de son arme en arrière avec un claquement sinistre.
— Lagarto ! fit-elle d’une voix calme, si tu ne me dis pas la vérité, tu n’auras plus jamais à te soucier du Sida…
Le gardien regarda l’arme et ses attributs virils, avala sa salive et dit d’une voix blanche :
— Ils sont partis il y a une heure.
— Où ?
— Je ne sais pas, je le jure.
Les traits décomposés, les mains nouées sur ses parties vitales, les yeux baissés sur le « 357 Magnum », il avait l’air de prier.
— Qui est venu les chercher ?
— Un homme que je ne connais pas. Dans une voiture américaine toute neuve, bleue avec une plaque exonerado.
— Ah, je vois, dit Flor. Et qui t’avait ordonné de les prendre ?
— Le propriétaire du motel, el señor coronel Gomez. Mais si…
— Bien, dit Flor, conduis-nous au bungalow où ils se trouvaient.
L’homme chaussa des baskets et ils le suivirent. C’était un de ceux qu’ils avaient vu fermés. L’intérieur était semblable aux autres. Malko l’inspecta, sans découvrir autre chose qu’un vieux paquet de cigarettes Winston. Il n’y avait plus rien à faire et ils repartirent.
— Vous pensez pouvoir les retrouver ? demanda Malko.
Flor Mochis hocha la tête.
— Nous allons essayer. Par Jim. Il a un ami qui travaille avec Gomez. Mais il faut faire vite. Ils doivent chercher à le faire sortir. Le colonel peut le cacher n’importe où ; il possède plusieurs bordels, des maisons, des entrepôts et une villa à La Romana. Il est très puissant…
— Je vais essayer de mettre le gouvernement de notre côté, dit Malko. Maintenant que Paul Kramer a essayé de m’éliminer, nous avons une raison.
La femme-policier haussa les épaules.
— Essaye, mais les gens du « Capitolio » ne t’aideront pas. Gomez y a trop d’amis.
Ils repassèrent le pont et Malko la déposa devant sa masure.
— Flor, dit-il. Tu m’as sauvé la vie. Tu ne crains rien pour toi ?
Elle eut un sourire résigné.
— Je savais que c’était un piège. Cet endroit est désert. Je ne pouvais pas te laisser mourir. Je vais faire un rapport. Expliquant… que j’ai intercepté des voyous qui attaquaient un touriste… C’est le colonel Gomez qui risque de me faire des problèmes. Je prétendrai que je ne savais pas pour qui ces lagartos travaillaient. Ce n’est pas El Gordo[20] qui dira le contraire, ajouta-t-elle avec un rire cruel. Hasta luego. À demain soir. Je t’appelle avant si j’ai quelque chose.
Malko repartit à travers les ruelles désertes de la zona colonial. La première chose à faire était de se procurer une arme et de secouer sérieusement Henry Fairmont.
Henry Fairmont semblait profondément contrarié par le récit de Malko… Depuis le matin, les télex crépitaient entre Langley et Saint-Domingue. L’ordre venait d’arriver enfin : Paul Kramer était officiellement un traître et le chef de station devait demander au gouvernement dominicain l’aide des forces de sécurité pour le retrouver et l’appréhender…
— Je vais aller au « Capitolio » voir le patron de la DNF, annonça l’Américain. Mais je doute qu’ils bougent beaucoup…
— Je continue de mon côté, dit Malko, vous pouvez avertir les Dominicains de ma présence.
Il s’était dopé avec trois expresso où il y avait presque autant de sucre que de café, pour se remettre de sa nuit agitée, et se sentait en pleine forme.
— Je préfère pas, fit le diplomate. En cas de problème, j’interviendrai.
Toujours Ponce Pilate. Malko devait maintenant se reposer entièrement sur les tuyaux de Jim Harley et le temps pressait. Si on avait voulu l’éliminer, c’est que le départ de Paul Kramer était imminent.
Chris et Milton traînaient dans le hall du Sheraton l’arme au pied, fascinés par la vitrine d’une boutique de décoration où trônait un bureau de laque noire, de style Louis XIV, insolent de beauté, rehaussé de bronzes à l’or fin, un des joyaux de la collection Claude Dalle. Pensant que Malko n’avait pas besoin d’eux, les deux baby-sitters étaient partis observer la fête populaire sur le Malecon et avaient oublié l’heure.
Il restait donc Jim Harley.
Jim Harley prenait son bain de soleil sur sa terrasse. Malko lui tapa sur l’épaule et il sursauta, ôtant les coques qui protégeaient ses yeux.
— Ah, c’est vous ! fît-il. Vous avez fait fort, cette nuit ! Flor m’a tout raconté.
— Oui, heureusement qu’elle était là. Justement c’est elle qui a tiré, corrigea Malko, mais j’aimerais que vous me procuriez une arme.
Jim Harley sourit.
— Ça, c’est facile. Venez en bas.
Malko le suivit dans sa chambre où il ouvrit un tiroir. Il y avait là une bonne vingtaine de pistolets et de revolvers ! De tous les calibres, de tous les modèles…
— Vous les vendez ?
— Non. Ce sont les clients qui me les ont laissés en gage pour des consommations qu’ils n’avaient pas payées. Du temps de Trujillo, il y avait beaucoup d’armes ici, mais les Dominicains sont très pacifiques. Ils préfèrent transformer leur arsenal en rhum…
Malko choisit un automatique PPK 9 mm en parfait état avec un chargeur de rechange. Chien extérieur et assez petit pour qu’il puisse le dissimuler sur lui. Jim Harley semblait préoccupé.
— Je ne pensais pas que l’affaire Kramer évoluerait ainsi, dit-il. J’aurais juré qu’il s’agissait d’un pauvre type. Si le colonel Gomez est mêlé à ce truc, il faut être très prudent. C’est un homme puissant et dangereux qui dispose des tueurs des réseaux narcotraficantes.
— Vous le connaissez ?