— Cette Margarita, demanda Malko, elle est en bons termes avec son père ?
Jésus approuva.
— Bien sûr. Il lui paie tout ce qu’elle veut.
— Vous savez où elle habite ?
— Quelque part du côté du Jardin Botanique… Une très belle maison.
— Vous croyez qu’elle va venir aujourd’hui ?
— Je ne sais pas mais elle déjeune tous les jours avec le major au Vesuvio le restaurant italien sur le Malecon.
Il avait repris un peu son sang-froid et demanda humblement :
— Señor, c’est vrai que Jim est mort ?
— Oui, dit Malko. Et il faut que vous fassiez attention. Le colonel Gomez risque de se venger aussi sur vous. Prenez quelques jours de repos.
— Mon Dieu ! fit Jésus. Vous me faites peur.
Il était effectivement livide. Malko sortit de sa poche une liasse de pesos et les lui fourra dans la main.
— Merci et bonne chance, dit-il.
L’abandonnant sous son bananier, il regagna la table. Souhaitant que Jésus ne soit pas la troisième victime du colonel Gomez. Chris et Milton contemplaient avidement deux superbes langoustes qu’on venait de déposer en face d’eux.
— On s’en va, dit Malko.
Chris faillit se trouver mal.
— Mais on vient juste de commander.
— Emportez-la dans votre poche, dit Malko. Vous ne croyez pas que vous vous êtes assez relâchés… ?
Penauds, ils se levèrent. Milton mâchait encore une énorme bouchée. Cette fois, Malko était bien décidé à ne pas arriver avec un métro de retard.
Les effluves des pots d’échappement des voitures défilant sur le Malecon pimentaient harmonieusement la sauce béarnaise des langoustes servies à la terrasse du Vesuvio. Chris et Milton avaient retrouvé le sourire, se goinfrant de langoustes gigantesques noyées dans des flots de coca… Malko avait examiné tous les clients du restaurant sans apercevoir personne qui puisse être le major sandiniste, ou Magarita Gomez… Soudain une voiture entra dans le parking : une Toyota en plaque diplomatique. Un grand moustachu en émergea, légèrement enveloppé, en saharienne beige, avec une fine moustache et les cheveux soigneusement brillantinés, le profil romain et la chevalière discrète.
L’archétype du macho sud-américain…
Il prit place à une table en plein soleil et, aussitôt, un petit cireur se précipita à ses pieds. Le visage tourné vers le ciel, la tête rejetée en arrière, l’homme se laissa faire, parfaite illustration de l’esclavage en Amérique latine… Le cireur n’avait pas fini quand apparut une petite bombe sexuelle. Une fille très brune, tout en courbes, petite, la taille serrée dans une large ceinture, juchée sur des talons de quinze centimètres, une poitrine énorme qui la tirait en avant, avec une grosse bouche rouge et des yeux outrageusement maquillés. Le balancement de sa démarche avait visiblement pour but de pousser tous les mâles présents au viol.
Le macho se leva, bousculant le cireur et étreignit l’arrivante qui en profita pour se frotter ostensiblement contre lui. Elle lui atteignait tout juste l’épaule.
Sans aucun doute, le major sandiniste et Margarita, la fille du colonel Gomez…
Les deux amoureux se mirent à roucouler. Main dans la main, ils flirtaient, s’embrassaient, se touchaient, se préparaient visiblement à faire l’amour.
Malko abandonna sa langouste pour aller inspecter le parking. Il repéra aussitôt une superbe Chevrolet Caprice bleue…
Il retourna à sa place, définitivement rassuré. Inquiets, Milton et Chris mirent les bouchées doubles, avalant dans leur précipitation autant de carapace que de chair. Précaution inutile : une heure plus tard, ils étaient encore dans la Colt garée un peu plus loin tandis que le major sandiniste et Margarita flirtaient à bouche que veux-tu devant des cafés froids. Ils partirent enfin, vers le parking. Margarita Gomez prit le volant de la Chevrolet bleue, son chevalier servant à côté.
Enlacés, ils enfilèrent le Malecon vers l’est pour prendre ensuite l’avenue Abraham Lincoln, montant vers le nord. La circulation était intense et ils mirent une demi-heure à atteindre un quartier de villas somptueuses. Margarita tourna dans une voie étroite, l’avenida Las Palmas et ralentit devant une propriété au mur d’enceinte peint en bleu, s’arrêtant devant un grand portail de bois. Elle donna un coup de klaxon impérieux et quelques instants plus tard, la porte coulissa, poussée par deux hommes. Malko était à quelques mètres derrière. Les battements de son coeur s’accélérèrent : un des deux hommes était le survivant du commando, celui qui avait voulu l’égorger avec son rasoir au monument de Raphaël Trujillo.
Chapitre X
Embusqué derrière un camion livrant d’énormes bonbonnes d’eau potable, Malko regarda le portail se refermer. Même dans les quartiers résidentiels, l’eau du robinet était quasiment du poison.
Il redémarra, continuant dans Las Palmas et s’assura que la propriété ne comportait pas d’autre sortie. Il y avait de fortes chances pour que Paul Kramer y soit caché. Seul mystère : le défecteur de la CIA disposait de toute évidence d’une logistique puissante. Pourquoi son exfiltration traînait-elle ?
— On va le chercher ? proposa Chris Jones.
— Il suffit de sonner, renchérit Milton Brabeck.
Hélas, ce n’était pas aussi simple… Paul Kramer n’était sûrement pas sans protection. S’il se trouvait encore à Saint-Domingue, c’était pour une raison précise. Les Soviétiques avaient dû mettre au point une méthode d’exfiltration en douceur et à toute épreuve. Le tout était de la découvrir. Malko éliminait un passage par Haïti, trop risqué. Il restait l’avion ou le bateau.
— Gardez la voiture et surveillez la villa, dit-il à Chris Jones. Je vais vérifier certains points.
Il leur laissa la Colt et s’éloigna à pied. Cent mètres plus loin, un taxi s’arrêta et il lui donna l’adresse du Sheraton. Arrivé à l’hôtel, il loua en cinq minutes une Toyota toute neuve et repartit. Direction l’aéroport.
Sur l’Avenida de Las Americas, il eut un serrement de coeur en passant devant le Motel Cabanas por el Mar. Son 357 Magnum n’avait pas protégé Flor de la vengeance du colonel Gomez.
L’aéroport était plein d’animation. Un « 747 » d’Air France en provenance de Paris et Pointe-à-Pitre venait d’arriver et débarquait un flot de touristes béats de bonheur. C’était de plus en plus « in » d’aller aux Caraïbes et la nouvelle liaison Air France Paris Saint-Domingue évitait les changements compliqués. Un tapis roulant déchargeait de sa soute de somptueux canapés de cuir blanc enveloppés de plastique transparent où s’étalait le sigle de Claude Dalle, meubles sûrement destinés à un des milliardaires de La Romana, le Saint-Tropez local, et surveillés par le décorateur en personne. Le « 747 » semblait déplacé au milieu des vieux DC 3, des Curtiss et des diverses épaves qui jonchaient le tarmac. Un vieux boeing « Straloliner » chargeait du fret. Malko n’en avait pas vu depuis 1959… Il pénétra dans l’aérogare et gagna le comptoir de « Portillo Air Service », une petite compagnie charter.
— Je voudais charter un appareil pour Cuba, annonça-t-il à l’employé moustachu.
L’autre le regarda avec des yeux effarés.
— Señor, c’est impossible.
— Pourquoi ?
— Nous n’avons pas le droit de nous rendre à Cuba, sous peine de perdre notre licence…