Malko tira ostensiblement un paquet de dollars et le posa sur le comptoir. L’autre eut un regard désolé pour l’argent.
— Même comme ça, señor, vous ne trouverez personne. Il y a un radar à la pointe de l’île qui surveille tous les vols. Le gouvernement est très strict.
Malko remercia et posa la même question aux deux autres compagnies charter. Obtenant la même réponse.
Il reprit l’autoroute pour Saint-Domingue. Un départ officiel paraissait exclu. Les Soviétiques semblaient beaucoup tenir à Paul Kramer. Ils ne risqueraient donc pas sa vie avec un départ clandestin dans un appareil de narcotraficantes exposé à être abattu en vol.
Il restait donc la voie maritime.
Après avoir repassé le pont Duarte, au lieu de continuer tout droit, il redescendit sur sa gauche, longeant le rio Ozama pour gagner la zone portuaire.
Des dizaines d’énormes containers métalliques étaient empilés sur le quai ouest du rio Ozama, en attente de chargement, ne laissant qu’un étroit passage entre eux et l’eau. Des navires s’alignaient le long du quai de la rivière, mélangés à quelques bateaux de plaisance. Un cargo danois chargeait du sucre roux en vrac. Probablement à destination de l’URSS qui achetait désormais une partie de sa production à Saint-Domingue.
Une famille astucieuse avait même transformé un container vide en maison, y perçant une porte et deux fenêtres. Des enfants jouaient autour.
Malko, au volant de sa Toyota, remontait lentement la zone portuaire, se dirigeant vers le port proprement dit, fermé par une jetée rustique.
Le dernier typhon avait laissé des traces. Plusieurs navires attendaient au large en compagnie de deux épaves, coulées juste à la sortie du port, dont on ne distinguait plus que les mâts de charge.
Déçu, Malko alla faire demi-tour, le quai se terminant en impasse, à la hauteur du dernier bateau ancré le long du quai, un petit pétrolier en train de décharger. En effectuant sa manoeuvre, son regard tomba sur sa pompe rouillée et il eut un choc au coeur. Le nom du navire était écrit en caractères cyrilliques ! Il leva les yeux. Un drapeau soviétique déchiré et sale flottait au vent.
Le pétrolier s’appelait Sakhaline. Rouillé, mal entretenu, ce n’était sûrement pas l’orgueil de la flotte commerciale soviétique. Quelques marins dépenaillés prenaient l’air au bastingage. Malko n’en revenait pas. Ni l’Aeroflot, ni la Cubana de Aviacion ne venaient à Saint-Domingue. Il voyait mal l’Union Soviétique livrer du pétrole russe si loin.
Il remonta vers le pont Mella, se demandant s’il ne tenait pas une piste sérieuse.
Henry Fairmont avait l’air encore plus lugubre que d’habitude dans son bureau aux boiseries sombres.
— J’étais certain que cette affaire se terminerait mal, dit-il. Jim Harley était un peu fantaisiste, mais un garçon adorable. Je viens d’élever une protestation solennelle auprès du responsable de la DNI. Le colonel Diego Garcia m’a promis de retrouver l’assassin.
— C’est parfait, fît Malko, peu convaincu. J’ai peut-être une idée. Il y a un pétrolier soviétique dans le port. Je voudrais savoir d’où il vient, où il va et quand il part…
— Soviétique ! sursauta l’Américain. Vous êtes sûr d’avoir bien vu ? Je sais qu’ils vont autoriser quelques vols de la Cubana, mais…
— J’ai bien vu. Pouvez-vous vérifier ?
— Certainement.
— Ce n’est pas tout, dit Malko, je suis presque sûr que Paul Kramer est caché dans la villa de la fille du colonel Gomez et que ce dernier est son « protecteur » dans toute cette opération.
Il résuma ses informations au chef de station qui semblait de plus en plus ennuyé.
— Nous ne sommes pas sortis de l’auberge, remarqua-t-il, Gomez est riche et puissant. Directement, nous ne pouvons rien contre lui. Seule la DNI aurait la possibilité d’agir.
— Votre ami, Diego Garda ? Celui que j’ai vu ce matin ?
— Oui.
— Appelez-le et prévenez-le de ma visite, dit Malko. Si on ne se secoue pas, Paul Kramer va nous filer pour de bon entre les doigts.
Cette fois, un policier en uniforme gris fer se précipita pour ouvrir la portière de Malko, à peine se fut-il arrêté en face de la DNI. Le colonel Diego Garcia l’attendait à la porte de son bureau et prit sa main dans les siennes.
— Con mucho gusto ! Señor Linge. Je suis content de vous revoir.
Dès qu’il souriait, ses yeux disparaissaient dans les plis de sa peau fripée. Ils s’installèrent dans de profonds fauteuils de cuir et on leur apporta deux cafés.
— Mon enquête a avancé, annonça Malko. Je crois savoir où se cache Paul Kramer. Et qui le protège.
Le visage du colonel Garcia s’éclaira d’un sourire ravi.
— Je vais mettre immédiatement mes meilleurs investigateurs sur cette piste… De qui s’agit-il ?
— Du colonel Gomez.
La joie de l’officier retomba aussitôt.
— Du colonel Ricardo Gomez !… fit-il d’un ton douloureux. Le héros de la Révolution !
En fait de Révolution, il y avait eu l’assassinat de Raphaël Trujillo et le débarquement des Marines. Ricardo Gomez avait dû leur porter de la bière… Malko enfonça le clou.
— Exact. J’ai la certitude qu’il est mêlé à cette affaire.
Son vis-à-vis secoua lentement la tête et dit d’une voix pleine de gravité :
— C’est tout à fait impossible, señor, vous avez été mal renseigné. Le colonel Gomez est un des officiers les plus intègres de l'armée dominicaine. Le président Berlinguer le tient en haute estime.
À quatre-vingt trois ans, on pouvait se tromper… Malko lui expliqua sa filature et sa conclusion. Le colonel Garcia caressait nerveusement la crosse d’ivoire de son Colt « 45 ». Il aurait voulu de toute évidence être ailleurs. Malko conclut fermement.
— Ma conviction est que Paul Kramer se trouve avenida Las Palmas, chez Margarita Gomez. Mes hommes surveillent cette villa, mais je tiens à ce que vous preniez le relais. D’ailleurs, le señor Henry Fairmont va vous en faire la demande officiellement.
— Il s’agit sûrement d’un malentendu, plaida le colonel Garcia. Margarita est très vive, elle a peut-être été entraînée par son fiancé, mais le colonel Gomez n’est sûrement pas au courant.
— Peu importe, fit Malko. Ce qu’il faut, c’est empêcher Paul Kramer de quitter le territoire de Saint-Domingue pour gagner un pays communiste…
Au mot de « communiste », le colonel Garcia eut une grimace dégoûtée.
— Vous savez que nous n’aimons pas les gens de cette espèce, dit-il. D’ailleurs, je suis fier de dire qu’il n’y en a pas à Saint-Domingue… Sauf peut-être quelques isolés.
— Et les sandinistes ?
— Ils étaient déjà là, avant la révolution au Nicaragua. Nous les avons gardés, mais ils sont surveillés de très près.
— On m’a dit qu’il y avait des Cubains parmi eux.
Le colonel Garcia se rembrunit.
— Un seul, señor, un seul. Un capitaine, je crois, qui a pris la nationalité nicaraguayenne. Il est très tranquille, il ne fait pas parler de lui.
— Bien, fit Malko, en attendant, je compte sur vous.
Une expression de sincère désolation apparut sur les traits rusés de l'officier dominicain.
— Señor Linge, dit-il, je donnerais ma vie pour vous aider, mais nous avons très peu d’essence pour nos missions et la plupart de mes véhicules sont en réparation. Néanmoins, je ferai de mon mieux.