— Combien ? De combien avez-vous besoin ? demanda froidement Malko.
Séduit par cette approche réaliste, le colonel Garcia sourit modestement.
— Oh, señor, je ne sais vraiment pas. Vous décidez vous-même.
Il se détourna pudiquement pendant que Malko triait les billets de cent dollars et prit ensuite la liasse qu’il lui tendait sans même les compter, les faisant disparaître avec l’habileté d’un prestidigitateur.
— Señor Linge, dit-il avec emphase, je donne des ordres immédiatement pour que cette villa soit surveillée jour et nuit. Mais je crois que vous avez été induit en erreur.
Malko qui connaissait les recoins de l’âme humaine ajouta aussitôt :
— Colonel, je vous remettrai pour vous et vos hommes une prime de cinq mille dollars si Paul Kramer est capturé.
C’est tout juste s’il ne lui baisa pas les mains. Le colonel le raccompagna à sa voiture, aboya quelques ordres et disparut compter ses billets. Avec cinq mille dollars, on pouvait se construire une petite maison… Malko se dit qu’il progressait. Il repartit, direction l’ambassade US.
Henry Fairmont semblait un peu plus motivé. Ses fenêtres étaient ouvertes sur la pelouse de l’ambassade où s’ébattaient quelques enfants. Il brandit un bout de papier.
— J’ai des tas d’informations, annonça-t-il.
— Sur le pétrolier ?
— Oui, il est bien soviétique, mais il vient du Mexique, de Merida. Où il a chargé une cargaison de brut mexicain à destination de la Jamaïque et de Saint-Domingue. Il est affrété par Petromex[21].
— Pourquoi un pétrolier soviétique ?
— Ils sont 30% moins cher.
— Quand repart-il ?
— Demain matin.
— Sa destination ?
— Il rentre au Mexique.
Sur sa route, il pouvait s’arrêter à Cuba. Ou rencontrer dans les eaux internationales un sous-marin soviétique. Malko avait pu vérifier par lui-même qu’on accédait à la zone du port très facilement. Une fois sur le pétrolier, Paul Kramer ne risquait plus rien… Le chef de station observait Malko.
— Vous pensez qu’il va partir de cette façon ?
— C’est à peu près certain. Cela ne mouille personne et explique pourquoi il n’a pas quitté Saint-Domingue tout de suite. Il a dû contacter les Soviétiques en arrivant, via les sandinistes et ils ont monté cette exfiltration en douceur. Grâce à leurs complicités locales, ils pouvaient garder Paul Kramer au chaud. Il y a une façon simple de le débusquer. Pourriez-vous obtenir l’autorisation de perquisitionner dans la villa de Margarita Gomez ? Avant demain matin.
Le chef de station secoua la tête.
— Non, il faudrait demander au Président Berlinguer lui-même ! Les militaires font encore la loi ici…
— Alors, dit Malko, nous n’avons plus qu’à lui tendre un piège. Avec l’aide de notre ami le colonel Garcia.
Kareen Norwood, assise en tailleur sur le grand lit Tiffany recouvert de soie mêlée de fils d’or, création de Claude Dalle, dodelinait de la tête, les écouteurs de son walkman aux oreilles. Elle n’entendit même pas le coup frappé à la porte du bungalow. Paul Kramer s’arracha au Miami Herald pour aller ouvrir. Le « capitaine » cubain se tenait dans l’embrasure, souriant. Derrière, l’Américain aperçut la haie de bananiers qui clôturait le jardin de la villa et la somptueuse piscine à la plage de marbre bleu. Hélas, ils n’y avaient pas droit, pour des raisons de « sécurité »…
— Buenas ! fit le Cubain. J’ai de bonnes nouvelles.
— Nous partons !
— Oui. Demain. Tout est arrangé.
Il s’assit sur le lit à côté de Kareen qui lui jeta un regard bovin. Paul Kramer, malgré l’amélioration de ses conditions d’hébergement, n’en pouvait plus. L’angoisse lui avait fait perdre plusieurs kilos et il était devenu presque mince mais avec un teint blanc contrastant avec celui des Dominicains…
— Tout se passera bien ? demanda-t-il anxieusement.
— Claro que si !
Le Cubain était de plus en plus chaleureux. Il se pencha pour dire à voix plus basse.
— D’autant que la personne qui avait été lancée à votre recherche a été neutralisée. Grâce à votre coopération.
Paul Kramer sentit son estomac se nouer. Il avait aidé à faire tuer un membre de la Company. Même s’il se repentait, c’était le pénitencier à vie. Il ne pouvait plus reculer. Devant son expression, le Cubain lui donna une tape amicale sur l’épaule.
— C’est la vie, amigo… C’était lui ou vous. Comme à la guerre. Maintenant, vous avez choisi le bon camp… Votre nouvelle vie sera passionnante.
Paul Kramer commençait à se le demander… L’autre se leva, l’étreignit et ajouta d’un ton léger :
— Il y a juste une petite modification. La señorita Kareen vous rejoindra un peu plus tard…
Paul Kramer bondit.
— Quoi ! Mais c’est impossible.
Sa seule joie c’était d’user et d’abuser du corps souple de Kareen Norwood. Le Cubain insista d’une voix ferme :
— Señor Kramer, vous êtes recherché par les Américains dans tous les pays de la région. C’est très difficile de vous aider. Il faut comprendre. Votre amie restera quelques jours de plus et partira ensuite par un vol régulier sur le Mexique, d’où elle gagnera sa destination finale… Nous prendrons soin de tout.
Perdue dans sa musique, Kareen n’avait rien entendu. Lâchement, Paul décida de s’accorder un petit répit. Il rendit mollement sa poignée de main au Cubain et se replongea dans le Miami Herald. Maintenant qu’il était complice d’un meurtre, il ne pouvait rien refuser à ses « protecteurs ».
— L’accès de la zone portuaire se fait, soit au bout de l’avenida Georges Washington, soit par le quai, le long du rio Ozana, énonça le colonel Diego Garcia, plus élégant que jamais. Ces deux points seront contrôlés par les meilleurs de mes hommes.
— On ne peut pas passer ailleurs ? interrogea Malko.
— Non, señor, la zone est entourée de grillages de trois mètres de haut. Les entrées seront discrètement gardées par mes hommes. Un bateau patrouillera la rivière pour éviter un accès au Sakhaline de ce côté-là.
Au fur et à mesure, il suivait la carte épinglée au mur de son bureau, se rengorgeant devant la tâche qui l’attendait.
Les choses avaient bougé depuis le début de l’après-midi. La CIA mettait la pression sur le gouvernement dominicain pour récupérer Paul Kramer. D’où l’empressement du colonel Garcia. Chris Jones et Milton Brabeck se trouvaient en planque, dissimulés parmi les containers, au cas où les hommes du colonel Garcia laisseraient filer Paul Kramer. Les deux gorilles passeraient la nuit sur place, non loin du pétrolier soviétique. Équipés de téléobjectifs et d’une artillerie impressionnante. Malko était presque certain que son hypothèse était la bonne. Dans quelques heures il serait fixé.
En dépit de toutes les précautions, il craignait une arnaque de dernière minute. Paul Kramer, une fois à bord du pétrolier, deviendrait intouchable, à moins de provoquer un incident diplomatique majeur.
Ce que personne ne souhaitait.
— Il n’y a aucun autre accès au quai ? insista-t-il. Par la zona colonial ?
Le colonel Diego Garcia posa son index sur la carte.