— Non, señor Linge. La calle Las Damas, la plus proche du rio Ozoma, surplombe le quai de près de dix mètres. Il faudrait que votre gringo ait des ailes…
Il rit de son excellente plaisanterie.
— Bien, dit Malko. Veillez à ce que le dispositif ne se relâche pas.
Ils se séparèrent sur une chaleureuse poignée de main. Henry Fairmont semblait soucieux. Dans la voiture, il remarqua :
— J’espère que Paul Kramer ne sera pas prévenu. S’il a le temps de prendre un avocat local et demander l’asile politique, nous serons dans de sales draps…
Un Falcon 50 attendait à l’aéroport le lendemain, loué par Malko. Les ordres de Langley étaient simples. Intercepter Paul Kramer et, avec le feu vert de la DNI, l’embarquer aussitôt pour Camp Peary.
Le soleil était levé depuis trois bonnes heures. Après avoir mal dormi, Malko était en planque au coin de l’avenida Garcia Gautier et de Las Palmas dans sa Toyota de location. En compagnie de Chris Jones, mâchant un inusable chewing-gum, une « micro-Uzi » sur les genoux. À l’aube, les deux gorilles avaient abandonné leur planque dans les containers.
Milton Brabeck, dissimulé dans une camionnette blanche, observait directement le portail de la villa de Margarita Gomez.
Le talkie-walkie de Chris Jones grésilla soudain.
— Le portail est en train de s’ouvrir, annonça Milton Brabeck. Une voiture en sort. Une Chevrolet bleue, conduite par un moustachu… Un type à côté. Deux hommes à l’arrière. On dirait bien ce salaud de Kramer, mais il a des lunettes noires. Je ne vois pas de fille.
— Shit ! explosa Malko.
Et si c’était un leurre ? N’importe qui, avec des lunettes noires, pouvait jouer le rôle de Paul Kramer. Le défecteur ne se serait sûrement pas séparé de sa maîtresse.
— C’est tout ? demanda-t-il anxieusement.
— Non, il y a une seconde voiture. Une Volvo rouge avec des vitres teintées. Pas question de voir l’intérieur.
— Décrochez et suivez, ordonna Malko.
Kareen Norwood devait se trouver dans le second véhicule. Quelques instants plus tard, la Caprice bleue et la Volvo passèrent devant eux à toute vitesse, filant vers l’avenue Abraham Lincoln. Trop vite pour qu’on puisse distinguer les occupants. La camionnette blanche était sur leurs talons et ils lui emboîtèrent le pas.
Ils contournèrent le centro Olympico, descendant vers la mer, jusqu’à l’avenida Independencia en sens unique vers l’est. Ils arrivèrent à la place Independencia puis s’enfoncèrent dans la calle Padre Bellini. Malko ne comprenait plus : les deux véhicules allaient déboucher dans la calle Las Damas, d’où ils ne pouvaient gagner le port. Ils auraient dû prendre à droite vers l’avenue Georges Washington ou à gauche pour remonter vers le pont Mella.
Où allaient-ils ?
Chapitre XI
Comme toujours la place Independencia était le théâtre d’un monstrueux embouteillage et Malko faillit perdre les deux véhicules qu’il suivait. Chris Jones regardait les voitures prêtes à s’entrechoquer, abasourdi.
— C’est pas possible ! fit-il. Ils jouent aux autotamponneuses…
La Chevrolet Caprice descendait la calle Padre Bellini s’enfonçant dans la zona colonial. En remontant ensuite plus au nord, elle pouvait regagner le quai du rio Ozana. Malko se demanda soudain si le colonel Gomez n’avait pas tout simplement un laissez-passer qui lui permette de franchir tous les barrages… Heureusement, Milton Brabeck était en train de filer se poster sur le quai en face du pétrolier soviétique.
Arrivée au bout de la calle Padre Bellini, la Caprice tourna à gauche dans la calle Las Damas, suivie de la Volvo rouge. Malko freina, gêné par un camion surgi d’Isabella Catolica, qui tourna avec une sage lenteur. Quand il put enfin le doubler, les deux véhicules avaient disparu ! Il tourna à son tour dans Las Damas.
Changement de décor : cette partie avait été restaurée, les masures de bois faisant place à de somptueuses maisons coloniales espagnoles, une église baroque, de vieux palais. Une vitrine pour les rares touristes. Chris Jones poussa une exclamation.
— Regardez !
La Volvo rouge était arrêtée trente mètres devant eux. Ses portières s’ouvrirent, vomissant quatre moustachus adipeux, étrangement boudinés dans des costumes en dépit de la chaleur humide.
Ils s’engouffrèrent dans un portail sur la droite. Malko aperçut la Chevrolet Caprice qui s’éloignait.
Vide.
La Volvo repartit et ils arrivèrent à la hauteur du portail où ses occupants s’étaient engouffrés. Il s’agissait de l’ancien palais Borgella, avec une cour pavée transformée en exposition artisanale avec des dizaines de boutiques. Tout au fond, on apercevait les mâts de charge d’un cargo ancré dans le rio Ozana. Une foule dense se pressait entre les baraques offrant des spécimens de l’art folklorique haïtien et dominicain. Évitant la foule, Malko contourna les échoppes pour arriver au parapet dominant le quai du rio Ozana.
Il l’avait presque atteint lorsqu’il aperçut sur sa gauche un groupe d’hommes qui se frayaient difficilement un passage dans la foule compacte. Des moustachus entourant un crâne presque chauve. À la faveur d’un mouvement de foule, Malko reconnut le profil de Paul Kramer.
Par rapport à ses photos, le défecteur de la CIA avait maigri et son absence de moustache le changeait. Il était vêtu d’une veste ouverte bleue rayée et d’un pantalon de toile. Son regard croisa celui de Malko, sans paraître le remarquer particulièrement. Ce dernier compta six gardes du corps autour de lui. Visiblement, des hommes de main au visage fermé, armés et sur leurs gardes.
Pas trace de Kareen Norwood.
L’Américain disparut derrière une baraque et Malko reprit sa progression, arrivant le premier au parapet de pierre. Il se pencha, apercevant en contrebas le pétrolier soviétique, juste en dessous, si près que Malko pouvait voir les marins sur le pont. Deux des amarres avaient déjà été détachées et il n’en restait qu’une à l’avant accrochée à une bitte d’amarrage sur le quai. Deux marins se tenaient à côté, prêts à la larguer. Le départ était proche.
Le regard de Malko revint au quai et il comprit d’un coup pourquoi Paul Kramer et ses gardes du corps venaient de ce côté.
Des dizaines d’énormes containers de bateau d’environ deux mètres de haut étaient empilés les uns sur les autres. Le sommet du dernier était à moins de deux mètres du parapet du parc Borgella. Il suffisait d’enjamber la balustrade de pierre et de sauter et ensuite, d’utiliser les containers comme de gigantesques marches pour se retrouver pratiquement en face de la passerelle du Sakhaline !
Pas besoin de forcer l’entrée du port, ni d’avoir des ailes comme avait dit le colonel Diego Garcia.
Malko regarda autour de lui. Paul Kramer et ses gardes du corps s’approchaient sans se presser du parapet de pierre.
Il entendit une exclamation derrière lui. Il se retourna pour se trouver nez à nez avec deux des moustachus descendus de la Volvo. Chris Jones les avait repérés le premier.
Tout se passa très vite. Les quatre hommes saisirent leur arme en même temps. Chris Jones fut le plus rapide. Sa « micro Uzi » cracha les 32 cartouches de son chargeur en moins d’une seconde dans un crissement strident, balayant les deux hommes. L’un, pourtant, avait eu le temps d’appuyer sur la détente d’un gros automatique.
Chris Jones tituba, son visage se crispa sous l’effet de la douleur, il recula, ses yeux gris déjà vitreux et tenta en vain de remettre un chargeur dans son Uzi. Malko s’était précipité et ralentit sa chute. Les doigts du gorille laissèrent échapper l’Uzi et il s’effondra, le dos appuyé à une des baraques, livide. Malko écarta sa veste sur une tache de sang qui s'élargissait rapidement à la hauteur de l'estomac. L’angoisse lui noua la gorge. Si le projectile avait touché une grosse artère, Chris Jones serait mort dans moins d'une minute et il n'y aurait rien à faire.