Plantée devant une table basse faite de deux Noirs supportant une plaque de verre, les narines palpitantes, dressée sur ses escarpins, ses seins énormes moulés dans une robe de jersey vert pâle, ses yeux de jais lançant des éclairs, Margarita Gomez toisait le colonel Garcia et Malko comme si c’étaient de répugnants insectes débusqués de sous une souche. Le major sandiniste ne devait pas s’ennuyer avec cette créature de feu.
— Illustrissima señora, fit le colonel Diego Garcia avec le maximum de componction, je connais trop bien votre père pour savoir qu’il n’aurait rien fait d’illégal. Vous de même, bien entendu. Cependant…
Elle le foudroya du regard.
— Pour qui te prends-tu ! fît-elle, adoptant le tutoiement espagnol. Évidemment que je suis innocente. J’ai rendu service à un ami qui m’a demandé de loger quelques jours un couple dans un bungalow. Je ne leur ai jamais parlé, et maintenant, ils sont partis…
En ce qui concernait Paul Kramer, il était parti pour de bon… Malko intervint.
— Señorita, pourrions-nous voir ce bungalow ?
D’un geste autoritaire du menton, elle le désigna.
— C’est là-bas. Vous avez fini avec moi ?
Un seau à champagne en cristal, contenant une bouteille de Dom Perignon, était sur la table, mais elle ne fit pas mine de l’ouvrir…
— J’aimerais rencontrer votre ami le major, suggéra Malko.
Le regard de Margarita Gomez s’assombrit encore plus.
— C’est facile, fit-elle d’un ton vipérin. Allez à l’ambassade du Nicaragua.
Elle lui adressa un signe de tête glacial, mais Malko la rattrapa.
— Cette jeune femme, vous ne savez pas où elle a pu partir ?
Il crut que Margarita allait lui sauter à la gorge.
— Les gens qui étaient avec elle m’ont dit qu’elle s’était enfuie, cracha-t-elle. Qu’elle en avait assez de son amant. Je ne lui ai jamais parlé.
Puis elle se planta devant une porte, en balançant ses hanches d’une façon provocante. Le colonel échangea avec Malko un regard impuissant. Ils visitèrent le bungalow, bien entendu sans rien trouver.
— Où pensez-vous que soit Kareen Norwood ? demanda Malko.
L’officier eut un geste d’ignorance.
— Je l’ignore, señor, elle s’est peut-être sauvée comme ils le disent. Ou ils l’ont tuée… Ou…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Et le major sandiniste ?
— Il est couvert par l’immunité diplomatique. Nous pouvons, tout au plus, demander son expulsion…
Le colonel Garcia semblait sincère et navré. Malko se souvenait de sa promesse. Dès qu’ils furent dans la voiture conduite par un soldat casqué, il tira une grosse enveloppe marron de sa poche et la posa sur les genoux du colonel.
— Vous avez fait de votre mieux, dit-il. Voilà ce que je vous ai promis.
L’autre baissa pudiquement les yeux.
— Vous êtes un véritable caballero, señor, dit-il d’une voix vibrante. Que Dieu vous garde.
— Déposez-moi à l’hôpital, dit Malko, je vais voir mon ami.
Cette affaire Kramer lui laissait un goût amer. Il n’avait pas récupéré le traître. Chris était gravement blessé et Kareen Norwood avait disparu. Pas de quoi se vanter.
Chris Jones dormait, des tuyaux partout, un moniteur cardiaque à côté de lui. Une infirmière s’approcha de Malko.
— Vous êtes un parent ?
— Un ami. Comment va-t-il ?
— Pas brillant. Il a perdu beaucoup de sang et l’opération l’a beaucoup affaibli. Mais il s’en sortira si le chirurgien a réparé tous les trous de l’intestin.
— Sinon ?
Elle baissa les yeux.
— Il risque une infection grave.
— Ces singes vont nous le tuer, fit une voix derrière lui.
Milton Brabeck avait l’air vraiment mauvais, en train de dévorer un sandwich, les yeux striés de rouge, son 44 Magnum israélien Desert Eagle dans la ceinture.
— Il vous a parlé ?
— Non. Il faut demander un avion et le transporter. Ils prétendent qu’on ne peut pas y toucher pour le moment. Ce salaud l’a salement amoché…
Malko regarda le visage cireux de Chris Jones. Cela devait se produire un jour avec tous les risques qu’ils avaient courus. Lui aussi, une fois, s’était retrouvé sur un lit d’hôpital avec une balle dans le corps…[22]. On croyait toujours que cela n’arrivait qu’aux autres…
— Je vais m’en occuper, dit-il. Vous restez là ?
— Oui. S’il se réveille, qu’il ne soit pas seul.
Malko redescendit, bouleversé. Cela faisait vingt ans qu’il travaillait avec Chris. Ils avaient souvent affronté le danger depuis leur première mission commune à Istanbul et la blessure du gorille le déprimait beaucoup.
Lui aussi avait envie de fuir Saint-Domingue. Tant pis pour Kareen Norwood. Le corps de Paul Kramer allait être rapatrié par avion. Un dernier geste de la CIA. Et le mystère de la Taupe demeurerait.
Le Sheraton bruissait de merengues endiablés et une foule compacte se trouvait déjà sur la terrasse, s’abreuvant de rhum. Il y en avait pour toute la nuit… Il prit une douche, se demandant ce qu’il allait faire. Rêvant à la pulpeuse Margarita quand le téléphone le dérangea.
— Señor Linge ?
— Oui.
— C’est Jésus, le barman de l’Embajador.
Malko, surpris, ne répondit pas. Comment Jésus savait-il son nom et son numéro de chambre au Sheraton ? Le Dominicain ne lui laissa pas le temps de se poser des questions.
— Señor, dit-il d’une voix pressante, j’ai une information qui peut vous intéresser… Vous cherchez une femme, une gringa, non ?
— Oui. Vous savez où elle est ?
— Presque. Elle a été mise à la disposition du colonel Gomez. Pour un de ses bordels.
— Comment savez-vous cela ?
Jésus eut un rire sec.
— J’entends beaucoup de choses, señor, les hommes aiment bien se vanter. Une personne pourra vous dire où elle est. C’est la Cucaracha…
— Qui ?
— La sous-maîtresse du colonel. Celle qui s’occupe des filles. Elle est toujours au Petit Château le soir ou à l’Herminia. Hasta luego, señor…
Il avait raccroché sans demander un peso de récompense… Hautement suspect. Malko pensait déjà à un piège lorsqu’il revit le visage extasié du colonel Diego Garcia en recevant ses cinq mille dollars… Le militaire n’avait pas voulu avertir Malko directement, par prudence…
Il reprit l’appareil et appela Henry Fairmont, le chef de station, lui expliquant ce nouveau développement.
— Le Petit Château, c’est un bordel avec un spectacle, sur l’autopista, expliqua l’Américain et l’Herminia, c’est le même, en plus populaire… Mais je vous déconseille de vous lancer dans la récupération de cette fille qui n’a pas d’intérêt pour la Company. Paul Kramer est mort et nous n’apprendrons rien de plus. Et si j’en parle aux Dominicains ils traîneront les pieds jusqu’à ce qu’elle soit envoyée en province. De toute façon, cette fille n’a que ce qu’elle mérite.
Révolté par ce puritanisme, Malko n’insista pas. Moralement, il ne pouvait pas laisser la compagne de Paul Kramer enfermée dans un bordel des Caraïbes.