Une BMW noire dont émergea un homme de haute taille, cigare au bec. Il s’approcha et lança jovialement :
— Vous vous êtes bien amusés, caballeros ?
Milton Brabeck se redressa lentement et lui fit face.
Le colonel Ricardo Gomez recula sous le choc de ses yeux gris.
— Vous êtes le colonel Gomez ?
Sa voix aurait fait frissonner un iceberg. Malko fut content d’avoir gardé l’Uzi.
— Oui, dit l’officier d’une voix mal assurée. Pourquoi ?
Milton Brabeck, au lieu de répondre, le saisit brutalement par le col de sa chemise et le traîna près de la Toyota, lui mettant le nez sur Kareen Norwood.
— Qui, qui… est-ce, croassa l’officier, fouillant fiévreusement dans sa ceinture.
Le poing de Milton Brabeck s’écrasa d’abord sur sa bouche, lui faisant éclater les deux lèvres d’un coup. Le second coup lui brisa net l’arête du nez. Ensuite, le gorille de la CIA continua méthodiquement, alternant des deux mains. Relevant Ricardo Gomez chaque fois qu’il glissait le long de la Toyota. Jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’une bouillie sanglante. Jamais plus il n’aurait figure humaine. Tous les os des arcades sourcilières, ceux de la mâchoire, les cartilages du nez, étaient brisés, réduits en pulpe. Le sang giclait de tous les côtés.
La Cucaracha contemplait la scène de la porte du motel. Muette et horrifiée. Enfin, Milton abandonna le colonel Gomez qui tomba en tas au pied de la Toyota.
— Allons-y, dit-il simplement.
Malko prit le volant et ils foncèrent sur l’autopista, vers le centre.
— Tout est clair, expliqua Malko au chef de station. En récompense de son aide pour la protection et l’exfiltration de Paul Kramer, le colonel Gomez avait décidé de s’approprier Kareen Norwood avec la complicité des sandinistes. Avec sa chaîne de bordels, il était sûr de l’amortir vite.
Le colonel Diego Garcia demeurait muet, caressant de son geste habituel la crosse de son pistolet. Visiblement embarrassé.
Henry Fairmont se tourna vers Malko.
— J’ai cru comprendre qu’un des agresseurs de Miss Norwood avait été tué. C’est fâcheux.
Le colonel Diego Garcia se hâta d’intervenir.
— La police a en effet découvert un mort au Motel Hispaniola. Il semble être décédé à la suite d’une rixe, le péritoine éclaté. Il s’agissait d’un trafiquant de drogue colombien, recherché par plusieurs pays.
Malko lui adressa un sourire amical :
— Et le colonel Ricardo Gomez ?
— Il est à l’hôpital, expliqua Diego Garcia. Avec de nombreuses fractures du visage ; je crains qu’il ne soit défiguré à jamais. Il a fait dire au Président qu’il avait été attaqué par des agents de la CIA.
Un ange passa et Milton Brabeck baissa la tête. Henry Fairmont ne savait plus où se mettre. Malko se tourna vers lui.
— Henry, je pense que vous devriez user de votre influence pour que le colonel retire sa plainte. Si toute l’affaire était rendue publique, le prestige de l’armée dominicaine n’en sortirait pas intact.
Le colonel Diego Garcia demeura silencieux, mais son regard disait clairement qu’il approuvait Malko.
Les quatre hommes échangèrent des poignées de main sans chaleur. Une heure plus tôt, le Falcon 900 emmenant Chris Jones et Kareen Norwood à Washington avait décollé de Saint-Domingue. Ils sortirent de l’immeuble de la DNI et Malko prit le volant de la Toyota. Leur avion partait une heure plus tard. En franchissant le pont Duarte, Milton Brabeck dit seulement d’une voix basse :
— Vous auriez dû me laisser tuer ces salauds.
Le Boeing « 757 » filait à 900 à l’heure au-dessus de la mer des Caraïbes.
Malko lisait, essayant d’oublier l’horreur des derniers jours. L’affaire Paul Kramer était un échec sanglant. La CIA ne saurait jamais de façon certaine si Paul Kramer et la « super-taupe » ne faisaient qu’un. La façon dont le KGB avait abattu Kramer plutôt que de le laisser retomber aux mains des Américains et le mal qu’ils s’étaient donné semblait indiquer qu’ils y attachaient un grand prix.
Mais ce n’était qu’une hypothèse.
Milton Brabeck, qui n’aimait pas vraiment la lecture, ouvrit le sac de Kareen Norwood, oublié dans la Toyota. Il mit le walkman sur ses oreilles et commença à écouter de la musique : le sac était plein de cassettes.
Une demi-heure plus tard, Malko vit le gorille sursauter, arracher le walkman de ses oreilles et le tendre à Malko.
— Écoutez-ça ! fit-il d’une voix altérée.
Malko mit les écouteurs sur ses oreilles et déclencha la bande. Il entendit au lieu de la musique une voix prononcer en anglais une phrase qui lui sembla banale.
— Je connais cette voix, dit Milton Brabeck. Je la connais foutrement bien.
Chapitre XIV
Pour la vingtième fois, Franck Woodmill, le Directeur adjoint des Opérations de la CIA enclencha la bande magnétique. La voix s’éleva dans la petite pièce :
« Monsieur Kramer, il faudrait que vous passiez me voir. Hier Wall Street a clôturé très bas. Il serait prudent de vendre avant que ce ne soit trop tard. »
Franck Woodmill écrasa la touche d’arrêt et dit d’une voix blanche :
— Paul Kramer avait installé chez lui un système d’enregistrement de ses communications téléphoniques. D’après Mary, sa femme, il a reçu un coup de fil, le matin du jour où il a disparu. Il lui a dit qu’il s’agissait de son broker[24]. En partant, il a emporté la cassette que vous avez retrouvée, mêlée à celles de Kareen Norwood. Cette communication est à 99% un message codé prévenant Kramer qu’il est grillé et qu’il doit filer. J’ai vérifié : la veille, Wall Street a monté.
— Et vous êtes absolument certain d’identifier cette voix ? insista Malko.
Franck Woodmill le fixa, décomposé, incapable de parler. Milton Brabeck semblait effondré lui aussi. Malko était également perturbé. La voix enregistrée lui faisait froid dans le dos. La réaction de Milton et de Franck Woodmill prouvait que la CIA avait été infiltrée par les Services de Renseignement soviétiques au plus haut niveau. Il pensa aux sarcasmes des gens de la CIA lorsque les Britanniques avaient découvert le scandale Burgess-Mac Lean. Les « cousins » étaient devenus des pestiférés. Et maintenant, c’était peut-être leur tour…
Franck Woodmill alluma une cigarette, souffla la fumée et répondit enfin à Malko.
— C’est lui. J’en suis sûr. Je lui parle au téléphone dix fois par jour.
Milton Brabeck baissa la tête, comme si on l’accusait personnellement. Malko voulait savoir :
— Lui, qui ?
— William Nolan, l’adjoint du DCI, laissa tomber Woodmill d'une voix plate. Le numéro 2 de l’Agence.
Malko était abasourdi.
— C’est incroyable. Qu’est-ce qui le motiverait ?
Il avait déjà rencontré William Nolan. Un homme austère aux yeux bleu pâle avec une superbe crinière grise, pur produit de l’Establishment de la Côte Est. Depuis toujours à la CIA, au point qu’il semblait y être né. Un détail l’avait frappé un jour où il avait participé à un meeting avec lui, alors qu’il occupait le poste de Franck Woodmill : tous buvaient du café pour un « breakfast meeting », Nolan se contentait d’une citronnade chaude. Il leur avait expliqué que le café était une drogue…
Franck Woodmill soupira.
— Je n’en ai pas la plus petite idée. C’est la dernière personne à qui j’aurais pensé. Je le connais depuis plus de vingt ans. Il a une vie claire comme de l’eau de roche. J’ai réuni ici tous les éléments que j’avais. Cela fait trente ans qu’il est dans la maison, pratiquement depuis sa création. C’était un brillant universitaire qui sortait de Yale avec une considérable fortune familiale. Il a choisi le Renseignement par goût, au lieu d’entrer dans les affaires comme ses deux frères. Il a pratiquement tout fait dans la maison. D’abord à Langley, comme chef de poste au Cambodge, en Iran, à Paris, en Libye. Ensuite comme deputy Director of Operation, ensuite, comme Directeur des Opérations et enfin dans son job actuel qu’il ne va pas garder longtemps puisqu’il a soixante et un ans.