« Au poste qu’il occupe, il sait absolument tout ce qui se passe à l’Agence…
— Il n’y a jamais eu de soupçons le concernant ? demanda Malko.
— Non, j’ai vérifié au service de sécurité. Rien. Même le Président des États-Unis a une confiance totale en lui. C’est un homme religieux, un adventiste, d’une moralité très stricte.
— Sa vie privée ?
— Rien non plus. Pas de chance. Son fils unique a été tué au Vietnam en 1967, l’un des premiers. Sa femme est morte d’un cancer en 1969. Depuis, il vit seul dans une grande maison de Foxhall, avec un vieux maître d’hôtel qui le connaît depuis quarante ans. Il a quelques amis, joue au bridge et s’intéresse à la peinture. Mais surtout, il travaille beaucoup. Sort très peu, pratiquement pas de vie mondaine. Il a aussi une liaison très discrète avec sa secrétaire, Fawn McKenzie, divorcée.
— Et l’argent ? insista Malko, se faisant l’avocat du diable.
Le Directeur adjoint des Opérations haussa les épaules.
— Il touche les intérêts d’un trust qui ont été évalués à près de dix mille dollars. Il ne doit même pas dépenser son traitement de l’Agence. C’est un homme qui n’a aucun besoin.
— Politiquement, il se situe où ?
— Il appartient au Parti Républicain, mais ne s’est jamais distingué par des opinions extrémistes. Bien entendu, aucun lien avec la gauche ou les pays de l’Est. A toujours affiché des opinions libérales.
Le silence retomba. Les trois hommes ne se trouvaient pas à Langley, mais dans une « safe-house » appartenant à la CIA, située dans L Street à Georgetown. Un modeste hôtel particulier à la disposition du DDO pour ses contacts secrets. Là, il n’y avait ni micro, ni caméra indiscrète. Malko avait d’ailleurs été étonné d’être convoqué là au lieu du QG de Langley. Les soupçons pesant sur William Nolan justifiaient ces précautions.
— En plus du message enregistré par Paul Kramer, il y a quelque chose de concret contre lui ? demanda Malko.
— Tolkachev avait dit que la « super-taupe » avait été en poste en Libye en même temps qu’un colonel du KGB connu pour être très actif dans le recrutement… Or Paul Kramer n’a jamais quitté les États-Unis.
— Ça peut être une coïncidence, remarqua Malko.
— Évidemment. Mais il y a plus : lorsque Paul Kramer s’est enfui à Saint-Domingue, il semble d’après l’interrogatoire de Kareen Norwood qu’il ait été contacté par un officier cubain, alors qu’il était complètement paumé. Juste le lendemain du jour où nous avons appris où il se trouvait… Et il y a d’autres choses : Kramer ne pouvait fournir que des informations fragmentaires. Or, nous avons eu des horreurs à notre Station de Moscou. Jusqu’ici, nous n’arrivions pas à les expliquer. William Nolan était bien entendu au courant de la liste « Bigot » pour l’Union Soviétique. Ce sont justement les gens de cette liste qui ont été touchés.
Un ange passa. C’était l’horreur absolue. Malko se creusait la tête. Comme dans toutes les affaires de traîtres, il y avait toujours un doute.
— Dans ce cas, dit Malko, si votre hypothèse est juste, les Soviétiques auraient provoqué volontairement la fuite de Paul Kramer pour vous faire croire qu’il était la « super-taupe ».
— Exact. J’ai vérifié : personne à l’agence ne savait que Kramer s’était installé son propre système d’écoutes. Donc, William Nolan ne prenait aucun risque en le prévenant lui-même. Si vous n’aviez pas retrouvé cette cassette, il n’y aurait jamais eu aucune présomption contre lui.
— Donc, conclut Malko, en ce moment le KGB et William Nolan – si c’est lui – dorment sur leurs deux oreilles, persuadés que leur leurre a rempli sa tâche. Même si cela ne colle pas tout à fait.
— C’est vrai, confirma le Directeur adjoint des Opérations. Et l’affaire sera oubliée dans quelques mois.
Le silence retomba. Milton Brabeck était suspendu aux lèvres des deux hommes. Il régnait une chaleur étouffante dans la petite pièce de l’immeuble vide de ce paisible quartier résidentiel.
— Que comptez-vous faire ? demanda Malko. Et qui est au courant ?
— M. Brabeck, vous et moi, fit le Directeur adjoint des Opérations. Je crois avoir été assez discret dans mes recherches sur Nolan pour ne pas lui avoir donné l’éveil. Ici, je suis certain que nous ne sommes pas écoutés par le FBI ou la Division M. Ce sont mes gens qui s’occupent de cette baraque. Pour répondre à votre question, la procédure à suivre est simple : je fais un rapport que je remets à mon supérieur hiérarchique.
— William Nolan ?
— Exact.
Nouveau silence.
— Je peux également, étant donné les soupçons qui pèsent sur lui, rendre compte directement au DCI qui, lui, prendra les mesures adéquates.
— Lesquelles ?
— Dans un cas comme cela, je l’ignore. Tel que je le connais, il convoquera Nolan. Il ne pourra pas lui cacher une chose pareille. Ou, s’il est héroïque, il préviendra le FBI qui le mettra sous surveillance. Ce qui sera une honte inouïe pour l’Agence. Et il n’est pas certain qu’ils trouvent quelque chose. Si Nolan est arrivé à tromper tout le monde pendant des années, il stoppera toute activité dès qu’il se sentira soupçonné… Et nous ne saurons jamais rien.
C’était la quadrature du cercle. Le silence fut de nouveau rompu par Franck Woodmill qui semblait se parler à lui-même.
— Il y a une autre solution possible, fit-il lentement. Qui me met hors-la-loi. Si elle échoue ou s’ébruite je me retrouverai en prison.
— Laquelle ?
Le regard de l’Américain plongea dans celui de Malko.
— Vous confier l’enquête.
— Vous pensez que j’ai une chance de succès ? demanda Malko.
Franck Woodmill inclina la tête affirmativement.
— Vous êtes le seul. Si le FBI et la Company se mettent de la partie, Nolan en aura forcément des échos. C’est un homme fin et intelligent, qui est au centre de multiples réseaux d’informations. Vous avez l’avantage de ne pas appartenir à l’Agence, mais de connaître l’affaire.
— Tout seul je suis impuissant, objecta Malko. C’est une enquête qui peut prendre des mois.
— Si vous acceptez, j’ai une idée, expliqua Franck. Qui nous permettrait d’agir rapidement. Comme Nolan n’est pas surveillé par le FBI, ni par les gens de chez nous, votre travail en sera facilité. Vous ne risquez d’être repéré que par le KGB, si nous avons raison. Mais, vous vous mettez hors-la-loi. Et vous encourrez même une lourde peine de prison, si les choses tournaient mal. Je ne peux ni vous donner un sou, ni vous engager officiellement, ni vous couvrir. Juste vous aider.
— J’accepte, dit Malko, presque sans réfléchir. Ne serait-ce que par curiosité intellectuelle. William Nolan ne boit pas, n’a pas de problème d’argent, est un citoyen au-dessus de tout soupçon, patriote, conservateur, religieux. Qu’est-ce qui a pu le décider à trahir ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua le Directeur adjoint des Opérations. Vous aurez son dossier. Peut-être que la lumière en jaillira. Je vous remercie de la confiance que vous me faites. Mais il y a un problème à régler avant toute chose.